Slavoj Zizek, Zizek’s Jokes : Pour les esprits rompus aux acrobaties de la philosophie

Slavoj Zizek n’est pas un drôle ; en France, les lecteurs des traductions de ses brûlots le savent. En rappellera-t-on quelques titres ? Ils sont expressifs et donc descriptifs : Le plus sublime des hystériques : Hegel passe, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Irak : le chaudron cassé, La marionnette et le nain : le christianisme entre perversion et subversion. Et l’on en passe. Cette montagne d’homme issu des Carpates pense et écrit en dehors de tous les paradigmes qui gouvernent cette époque. Il paraît marxiste, mais à l’époque des Procès de Moscou, il aurait fini au mieux en Sibérie, sinon au peloton. Pourtant, il n’est pas infidèle à son maître et tient l’actuelle vision libérale du monde pour une duperie.

 

Il se sert de Lacan, mais à la façon d’une clef anglaise. Aussi a-t-il été qualifié de « philosophe le plus dangereux d’Occident » et son  discours  est-il pour beaucoup aussi confortable qu’un cilice sur une peau hypersensible. On le traite de provocateur. Il nous semble cependant que ce que l’on méprend pour de la provocation chez Zizek est simplement le refus d’ériger en dogmes immuables des théories  présentées en leur comme des révélations définitives : en fait, il prolonge Marx, Derrida, Lacan et d’autres.

 

Il n’est pas dans les habitudes de ce Salon de parler de livres étrangers non encore traduits, mais vu le nombre de ses ouvrages parus en France, on me consentira sans doute une exception. Il est opportun de rappeler que c’est l’auguste M.I.T., Massachusetts Institute of Technology, qui s’est offert à imprimer ces « plaisanteries ».

 

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, celles-ci ne constituent pas une relâche dans le discours sérieux du philosophe : elles s’apparenteraient plutôt à la ruse du milliardaire du Prométhée mal enchaîné de Gide, qui, donnant une conférence sur un sujet austère, ranimait l’attention des auditeurs en faisant circuler de temps à autre des photos pornographiques. Usant de l’idée de Lacan que la plaisanterie et le calembour sont des clefs qui révèlent un aspect caché, voire interdit, de la réalité, Zizek s’en donne à cœur joie. Exemple : « Dans une exposition artistique à Moscou figure une œuvre montrant Nadejda Kroupskaya, la femme de Lénine, au lit avec un jeune membre des komsomols. Le titre de l’œuvre est Lénine à Varsovie. Un visiteur ahuri demande au guide : "Mais où est Lénine ?" Calme et digne, le guide répond : "Lénine est à Varsovie". »

 

Comme pour aggraver son cas, Zizek donne un exemple symétrique de cette plaisanterie : c’est l’histoire d’un conscrit qui fait semblant d’être fou pour se faire réformer. Il examine tous les papiers qu’il trouve sur son chemin et s’écrie à chacun d’entre eux : « Ce n’est pas ça ! » Envoyé au psychiatre, il se met à examiner tous les papiers dans le cabinet de ce dernier, y compris ceux qui se trouvent dans la corbeille, répétant inlassablement : « Ce n’est pas ça ! » Le psychiatre, convaincu que le sujet est dément, rédige un avis de réforme et le lui tend. Le sujet l’examine et s’écrie : « C’est ça ! »  Commentaire de Zizek : l’objet lacanien est une entité paradoxale qui émerge comme résultat de sa recherche par le sujet.

C’est un peu abstrait, mais cela évoque d’emblée Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »

 

Autre plaisanterie de l’époque soviétique : à sa mort, Brezhnev va en enfer, mais comme c’était un grand personnage, les autorités infernales lui font faire un tour des lieux afin qu’il y choisisse sa chambre. Le guide ouvre une porte et Brezhnev y aperçoit Krouchtchev enlaçant Marilyn Monroe. « C’est la chambre que je veux ! » s’écrie-t-il. Mais le guide lui répond : « Ce n’est pas la chambre d’enfer pour Krouchtchev, mais pour Marilyn Monroe. »

Comme quoi la signification d’une scène peut changer selon l’information du sujet. Et l’on comprend mieux la Théorie des Fantômes de Jacques Derrida. Ce qui ramène aux débats sur la réalité et Hegel l’Hystérique. Les commentaires de Zizek sur certaines plaisanteries – attention, il en est de salaces ! - exigent un esprit rompu aux acrobaties de la philosophie, certes, mais elles peuvent aussi servir d’initiation à cette discipline.

 

Ne résistons pas à un dernier exemple avant de clore cette chronique : savez-vous qui a écrit les pièces de Shakespeare ? C’est un auteur inconnu qui se nommait…William Shakespeare !

 

Gerald Messadié

 

Slavoj Zizek, Zizek’s Jokes, M.I.T., avril 2014, 148 p., 19, 50 €

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