Le partage du sensible

                   

Les « crises » ne révéleraient-elles pas, avant tout, la « crise de confiance dans la parole politique et pour tout dire dans la parole tout court » au sein d’une société « de la norme et de l’expertise généralisée des comportements » sous la férule d’un implacable système technicien ? Face au danger des techno-fascismes et des théo-fascismes, le psychanalyste Roland Gori appelle à réhabiliter la parole et le récit dans un partage du sensible qui revivifie « l’expérience ordinaire autant que la décision démocratique »

 

L’horizon social de « l’individu néo-libéral » se réduirait-il à la « conformité aux normes » managériales - celles d’une « micro-entreprise autogérée, ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles » ? Car, cela commence à se savoir, l’entreprise est devenue l’espèce animale la plus évoluée d’un monde qui pratique à marche forcée le management des humains par la technique et la robotique… Dans sa pratique professionnelle, Roland Gori a sans doute eu à traiter des maladies transmises par les entreprises comme le burn out ou la gestionnite aïgue …

Le psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et initiateur en 2009 de l’Appel des appels contre « la transformation de l’Etat en entreprise », dresse le constat cliniquement attristé des lieux survoltés d’une dévastation par une raison instrumentale qui engendre des monstres : « Aujourd’hui, la langue des logiciels qui nous gouvernent produit un monde, un monde technique, numérisé, digitalisé, désincarné, financiarisé. Ce nouveau totalitarisme, technofasciste, est à portée de main, de clavier plutôt »…

La génération qui vient, née tête dans les écrans, « n’aura pas eu l’expérience d’un autre langage que celui de la technique » : ces digital natives auraient-ils d’ores et déjà perdu le monde commun au « profit » d’un chimérique monde numérique dont le « discours technicien » et la « bureaucratie d’expertise » semblent tout aussi irréversible que la volatilisation du bien commun dans les incontinences spéculatives des prédateurs ?


 

Le « gouvernement par les machines»


 

 Le système technicien, analysé par Jacques Ellul (1912-1994), « constituerait aujourd’hui la solution trouvée par notre société pour résoudre  les problèmes que poserait depuis son origine l’art de gouverner, d’éduquer et de soigner »… Alors, l’organisation sociale du travail industriel fait travailler le sujet contre lui-même pour l’adapter à ce que Hannah Arendt appelle les « conditions du désert » – ce qui d’autant plus facile, compte tenu de cette « véritable fascination de l’humain pour l’inanimé, le mécanique, l’automate » qui le conduit à « consentir à la soumission radicale, au reniement subjectif » - jusqu’à la fiction d’un « individu gouvernable par sa raison et son intérêt» dont l’effondrement a fait le miel des idéologies totalitaires. Comme on s’en doute, « adapter » les hommes à vivre le désert, ça ne donne pas la possibilité de préserver un monde commun…  Et ce n’est pas en occupant  ce désert-là par toujours plus de machines et de gadgets de destruction massive que l’on gardera sous nos pieds un monde qui soit vraiment commun…

Chaos monétaire, chômage de masse, pénuries et krachs boursiers ne sont pas seulement des événements économiques mais aussi des « faillites symboliques », celles des systèmes précisément supposés empêcher le monde et ses sociétés de sombrer dans le chaos mais l’y précipitant à la vitesse de l’emballement des « innovations » sans finalité…

Voilà l’homme sommé d’accroître ses « performances cognitives », de vivre « au-dessus de ses moyens psychiques et corporels » et de se conformer aux dispositifs de servitude plus ou moins consentie. Il ne peut répondre aux injonctions contradictoires qui lui sont faites que par toujours plus de technique, « quitte à s’identifier à elle et à perdre son humanité », dans une société du risque où la « production des risques et leur gestion sociale comme politique tendent à prévaloir sur la logique de répartition des richesses ».  Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette société : le recours à toujours plus de technique déshumanisante met bel et bien un terme à « la croyance dans un progrès technique et social infini »…  Et voilà tout un continent en pleine dislocation alors que la « construction européenne » promettait rien moins que du bonheur collectif…

Or,  « l’individu est ingouvernable lorsqu’il doit chercher seul une finalité à ses actes et à son existence. La liberté de l’individu requiert la présence d’autrui ». Mais il n’y a plus personne au bout de la ligne dans cette société qui se robotise et fonctionne sans hommes – elle ne fonctionne même plus pour les hommes, dont les droits ordinaires sont suspendus « au nom de la sécurité »… Les voilà soumis à un état d’exception devenu « l’état normal au nom duquel on gère et administre des « vies nues », des existences dépouillées de leur dignité morale, de leur caractère sacré et de leur pouvoir citoyen ».

Cette part d’ingouvernable, c’est le surgissement de « l’impensé anthropologique du libéralisme » : la fiction du sujet autonome fait place à une réalité fragmentée, morcelée et conflictuelle, à l’image d’une société traversée par des intérêts divergents, tragiquement marquée par cette brutalisation et cette technicisation des rapports sociaux ainsi que par la déconstruction des institutions d’autorité.

 

 

L’émergence de la psychanalyse


 

Est-ce un hasard si la psychanalyse, en tant que « fabrique d’un nouveau sujet éthique », est née dans la Vienne de la fin du XIXe siècle, que Durckheim (1858-1917) présentait comme le centre de la « zone suicidogène » de l’Europe ?

 Pour Roland Gori, « loin de se limiter à une pratique thérapeutique, la psychanalyse freudienne élabore une pensée sur la condition humaine, pensée qui ne surgit qu’à un certain moment de l’histoire européenne ».

En l’occurrence, l’émergence de la psychanalyse accompagne la deuxième révolution industrielle ainsi que les mouvements sociaux que suscite l’asservissement de l’humain à un productivisme sans finalité et à la rentabilité à tout prix. L’Art nouveau déroule ses arabesques, en réaction à ces industries morcelantes qui fabriquent une humanité standardisée et machinale. S’il fut un feu de paille dans l’histoire de l’art, la normalisation technique de l’humain, en revanche, semble avoir atteint son point de non-retour, ne serait-ce qu’ « en raison » de notre consentement à l’économisme, à « l’efficacité » et à la « performance » dans un monde perçu comme soumis à une compétition perpétuelle et accepté comme un fait établi…

Pour Carl Schorske (1915-2015), « la découverte freudienne constitue une réponse à la crise d’une conception libérale du monde, produite par la contradiction entre l’idéal d’autonomie rationnelle et le système primitif de l’usine, qui réduit les individus à de simples automates ».

Voilà l’espèce acculée jusqu’à la « confiscation de la possibilité de juger et de vivre ensemble », voilà le vivant devenu objet de prédation et d’accaparement privatif – et la vie transformée en marchandise ou en spectacle – celui-ci étant « le lieu où la marchandise se contemple elle-même »…

« Qu’est-ce qui fait que nous ne savons plus raconter une histoire ? » interroge Roland Gori. Pour répondre à cette crise de la parole d’une société ayant perdu sa capacité à mettre en récit et en commun, il propose de s’affranchir des illusions mortifères par un nouveau récit collectif et par un « nouvel humanisme » qui, bien entendu, ne reposerait pas sur de bons sentiments... Il s’agit de ne pas abandonner le champ des valeurs du politique aux prédateurs, quand bien même il n’existerait plus de discours politique qui engage.

Cette réhabilitation de la parole, du récit, de l’audace de la création ouvrira-t-elle un passage ou une échappée vers une toute autre réalité à plusieurs voix et plusieurs langues, enfin à l’air libre ? Cette bouffée d’air en volume sauvera-t-elle l’espèce de ce perpétuel mouvement de retour au no future qui se ferme sur l’humain ? Suscitera-t-elle une levée de ces solidarités informulées qui nous réclamant et nous rendent possibles ?


Première version parue dans les Affiches-Moniteur


Roland Gori, L’individu ingouvernable, Les liens qui libèrent, 350 p., 22,50 €

 

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