Les baigneuses, un grand thème dans la vie de Picasso

Sur plus d’un demi-siècle elles apparaissent, s’imposent, s’effacent parfois au profit d’autres sujets jugés plus impérieux sur le moment, puis elles reviennent et après un temps de retrait, réapparaissent à nouveau, traitées différemment, toujours présentes, jamais oubliées !
Sur plus d’un demi-siècle, les baigneuses traversent l’existence de Picasso, comme autant de liens charnels à la mer qui depuis sa naissance à Málaga en 1881, l’entoure de son affection et porte les siennes, l’attire et l’inspire, l’escorte en amie, en maîtresse et en souveraine. De Cannes à Dinard, c’est d’une certaine manière une aventure esthétique qui se doublerait d’une histoire sentimentale. Les baigneurs qui arrivent autour 1956 ont moins de place dans ce long cycle, ils ne donnent pas lieu à une identique effervescence inventive bien qu’ils soient à l’origine notamment de ces incroyables assemblages de silhouettes en bois, évoquant des automates autonomes mais reliés entre eux par une gestuelle surprenante dans une fresque vivante, fondue plus tard en bronze.

Ce thème des baigneuses, qui est à voir comme l’un des plus fondateurs du parcours sans cesse révolutionnaire de Picasso, n’avait jamais été avant cette exposition exploré avec autant de minutie et de profondeur. Une relation affective qui est présentée en détail dans ces pages très documentées, mettant en lumière les rapprochements et les comparaisons possibles entre les différentes œuvres, retraçant leur exécution et leur déroulement au fil du temps. Plusieurs clés de lecture sont proposées qui permettent de suivre la démarche d’un Picasso qui à son tour investit ce sujet traditionnel d’une manière toute singulière, c’est à dire en clair, procédant de son seul génie et son œil créateur.

 

© Pablo Picasso, Deux femmes courant sur la plage (La Course), Dinard, été 1922. Paris, Musée national Picasso – Paris. © Succession Picasso 2020. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso - Paris) / Mathieu Rabeau

Dans les baigneuses une constante, ou presque, est à noter concernant l’appropriation de l’espace et sa division en trois bandes horizontales.
Principe de composition très étudié qui construit l’ensemble, précise Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon depuis 2004 et co-commissaire de l’exposition. Ces trois lignes situent le ciel, la mer, la terre. Elles sont à l’arrière-plan de beaucoup de tableaux et laissent la place de premier rôle aux corps. Ainsi, au cours de l’hiver 1908, Picasso exécute une Baigneuse géométrique, nourrie de formes empruntées à l’art africain, fragmentée par endroits rappelant les femmes peintes auparavant dans Les Demoiselles d’Avignon.
C’est par le biais de Derain, en 1907, que Picasso découvre l’art africain, précise Sylvie Ramond. Cette baigneuse se découpe sur le gris du ciel, le bleu de l’eau et l’ocre du sable, un trio d’éléments qui par la suite se retrouvent suivant des rapports calculés dans les Baigneuses jouant au ballon (1928), la Baigneuse assise (1930), La Baignade (1937) ou encore la Grande Baigneuse au livre (1937) et jusqu’en 1961, avec Femme nue allongée sur la plage. Sur ce fonds, l’artiste découpe en quelque sorte les volumes et les contours qui identifient les corps féminins, les déforment jusqu’à l’étrangeté, conférant à tous un rythme qui allie lyrisme et tension, soumis seulement à la puissance de ses idées. C’est, jadis, des proportions du corps féminin, examinées puis régulées, réduites à telle ou telle combinaison chiffrée que les artistes tiraient un canon...Picasso fait voler en éclat cette tradition de l’homo bene figuratus, loin de la symétrie, de la proportion, de l’eurythmie... avait écrit Jean Clair. On y est tout à fait, avec ces femmes-là.

 

© Pablo Picasso, Femme assise sur la plage, 10 février 1937. Legs Jacqueline Delubac, 1997. Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. 1997-45. © Succession Picasso 2020. Image © Lyon MBA - Photo Alain Basset

Ce sont avant tout ses conceptions personnelles qu’il entend mesurer à celles des cinq figures tutélaires qui ouvrent un parcours inscrit dans la logique de la chronologie : Cézanne, Renoir, Manet, Gauguin, Puvis de Chavannes. Ils sont de discrets inspirateurs qui influencent moins l’artiste qu’ils ne le stimulent dans un acte inventif au demeurant constamment renouvelé. Les symboles et l’antique, l’étrangeté exotique, une volupté d’Arcadie, la modernité, la sexualité, Picasso va s’imprégner de tout, tout réunir, s’affranchir de tout et finalement tout dépasser, dans un mouvement à la fois simplificateur, audacieux, ludique.
Il décompose, assemble, synthétise, provoque, cherche d’autres variations, ne traîne jamais, il marche en pleine lumière, légèrement en avance sur lui-même, écrivait Gertrude Stein. Des mots qui rejoignent ceux d’Octavio Paz : Il n’est pas le peintre du mouvement dans la peinture, il est plutôt le peintre du mouvement devenu peinture. Il peint par nécessité urgente et surtout ce qu’il peint, c’est l'urgence. Il est le peintre du temps.
On s’en rend compte en parcourant, entre autres sections, les deux périodes proposées couvrant les années 1927-1929 intitulée Métamorphoses et 1930-1933, sous le titre Plâtre, bronze et os, la troisième dimension.  

 

© David Douglas Duncan, "Pablo Picasso dansant devant Baigneurs à la Garoupe dans l’atelier de La Californie, Cannes, en juillet 1957" © David Douglas Duncan / Harry Ransom Center University of Texas © Succession Picasso 2020 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso - Paris)

Deux œuvres, aux antipodes l’une de l’autre, peuvent donner la dimension infinie du talent de Picasso. D’un côté La Course (été 1922), montrant deux femmes sur un fonds de ciel azur piqueté de nuages blancs, aussi monumentales que légères, classiques malgré les exagérations des tailles, poussées par leur énergie dans un élan de vitesse vers un bonheur à portée de la main et du désir.
De l’autre, la Femme assise sur la plage, du 10 février 1937, curieuse déesse sertie dans son ovale, disproportionnée et fermée sur elle-même, silencieuse, déjà pétrifiée, pourtant maternelle. Comme à son habitude, Picasso doute de lui. Le 13 février 1934, il avait confessé à Daniel-Henry Kahnweiler : Dire que je n’ai jamais pu faire un tableau ! Je commence dans une idée, et puis, ça devient tout autre chose. Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres. C’est comme ça que je commence et puis, ça devient autre chose.

En contrepoint, sont exposées des œuvres de Francis Bacon qui admirait Picasso et d’Henry Moore. Ce dernier, se souvenant sans aucun doute de ce merveilleux dessin Nu allongé au bord de la mer, pure ligne de subtilité et de sensualité (plume et encre de Chine sur papier à lettres à en-tête de l’hôtel du Cap d’Antibes, été 1923), a repris l’idée en exécutant notamment en 1924 et 1928 Deux figures assises (à la plume et encre), et Trois nus allongés sur une plage, (lavis de couleurs et crayon graphite sur papier). Si en raison des liens qui ont été les leurs, la présence de ces deux grands artistes que sont Francis Bacon et Henry Moore se justifient aux côtés de Picasso, celle des trois autres, contemporains, n’est pas aussi convaincante. Confrontés aux œuvres de leurs prédécesseurs, leurs travaux paraissent assez limités et ne peuvent guère gagner aux contacts des anciens. Créer des dialogues intéressants entre des œuvres par-delà le temps exige et suppose qu’il y ait un minimum de proximité en termes de puissance et d’indépendance d’inspiration, afin que des correspondances ou des défis s’instaurent. A l’inverse, bien que pouvant paraître a priori éloignés, ce qui est loin d’être le cas, quel sens et quelle légitimité en raison de leur densité surréaliste et leur beauté naturelle prennent les clichés d’Eileen Agar et les extraits des films noir et blanc de Jean Painlevé !

Un tableau ne vit que par celui qui le regarde, avait dit Picasso à l’éditeur et écrivain Tériade en 1932. Pour son plus vif plaisir, le visiteur est bien invité à cela avec les quelques 150 œuvres présentées.
 

Dominique Vergnon

Émilie Bouvard, Sylvie Ramond, Picasso, Baigneuses et Baigneurs, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 250 x 280 mm, éditions Snoeck juin 2020, 342 p.-, 39 €

www.mba-lyon.fr

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