Picasso : vrai ou faux mea culpa ?

En ces temps plus que perturbés par toutes sortes de dérives snobs, intellos, commerciales, prétentieuses et autres, terroristes même, dans le domaine de la création artistique moderne et contemporaine, m'est revenu en mémoire – j'avais lu ce rarissime document au moment de sa parution – l'existence d'un texte de Pablo Picasso que Michel Piccoli publia page 250 de ses Dialogues égoïstes, livre paru chez Olivier Orban en 1976. 

Ni un livre de mémoires, ni le livre de ma vie, ce n'est pas non plus un monologue.
On a trop pris l'habitude de n'entendre parler un comédien qu'au travers de ses personnages. Je parle d'eux et de leurs auteurs. Tenter d'arracher des masques, les vôtres et les miens.

C'est là, est-il précisé à propos de la page en question, un jugement porté par le peintre sur son art et sur lui-même.

Des années plus tard, j'ai eu envie d'en donner connaissance, curieux de son avis, à un familier du maître en la personne du photographe Lucien Clergue, profitant alors de l'occasion quand il vint, en été 2012, non loin de chez moi, inaugurer l'exposition qui lui fut consacrée du 23 juin au 8 septembre à la médiathèque de Céreste, dans le 04, que dirigeait alors sa filleule Marie-Flore.
Il n'en démordit pas, arguant qu'on avait tant fait dire de choses à son illustre ami peintre que selon lui, ça en était sans doute là quelques-unes de plus ! Mais, force me fut de le constater, il n'en savait rien assurément lui non plus.

N'empêche, et quoi qu'il en soit de l'avis tranché de Lucien Clergue – auquel bien sûr j'aurais dû m'attendre de la part d'un proche de sa sorte – le livre de Piccoli n'a jamais subi d'interdiction ni de censure au motif de contenir ce qui pourrait être un faux témoignage inventé de toute pièce. Ce que les ayants droit de Picasso n'auraient certainement pas, dans le cas, manqué de faire exécuter, il me semble. C'est que Piccoli n'avait, non plus, aucun intérêt à ce genre d'emmerdement, au cas où. Malheureusement cependant, pourquoi donc, bon dieu, ne cite-t-il pas sa source ? Grave maladresse qui pousserait à lui écrire s'il n'était aujourd'hui décédé !
D'autre part – black-out, omerta ? –, cette confession-témoignage n'aurait-elle pas été "gommée", puisque depuis – en tout cas à ma connaissance –, on ne peut toujours pas la lire nulle part ailleurs que dans cet ouvrage de Piccoli depuis maintenant longtemps épuisé? 

À chacun son opinion. Personnellement, ces lignes en forme d'aveu me paraissent assez être authentiques et, à travers elles, je trouve une fois de plus Picasso sacrément émouvant, courageux en même temps qu’exagérément injuste avec lui-même ; ce qui, à mes yeux, les authentifie déjà en grande partie sans rien enlever, par ailleurs, à tout ce que, passionnément, souvent avec génie, il a créé.
Ci-dessous, voici le texte.
 

André Lombard
 

Lorsque j'étais jeune, comme tous les jeunes, j'ai eu la religion de l'art, du grand art ; mais avec les années, je me suis aperçu que l'art, comme on le concevait jusqu'à la fin de 1800, est désormais fini, moribond, condamné, et que la prétendue activité artistique avec toute son abondance n'est que la manifestation multiforme de son agonie. Les hommes se détachent, se désintéressent de plus en plus de la peinture, de la sculpture, de la poésie ; malgré les apparences contraires, les hommes d'aujourd'hui ont mis leur cœur dans tout autre chose : la machine, les découvertes scientifiques, la richesse, la domination des forces naturelles et des terres du monde. Nous ne sentons plus l'art comme besoin vital, comme nécessité spirituelle, comme c'était le cas dans les siècles passés.
Beaucoup d'entre nous continuent à être des artistes et à s'occuper d'art pour une raison qui a peu de chose à voir avec l'art véritable, mais plutôt par esprit d'imitation, par nostalgie de la tradition, par force d'inertie, par amour de l'ostentation, du luxe, de la curiosité intellectuelle, par mode ou par calcul.
Ils vivent encore par habitude et snobisme dans un récent passé, mais la grande majorité dans tous les milieux n'a plus une sincère passion pour l'art qu'ils considèrent tout au plus comme un divertissement, loisir, et ornement.
Peu à peu des nouvelles générations amoureuses de mécanique et de sport, plus sincères, plus cyniques et brutales, laisseront l'art dans les musées et les bibliothèques comme incompréhensible et inutile relique du passé.
Un artiste qui voit clair dans une fin prochaine comme c'est le cas pour moi, que peut-il faire ? Ce serait un trop dur parti que de changer de métier, et dangereux du point de vue pécuniaire. Il ne reste alors que deux routes : chercher à se divertir et gagner de l'argent.
Du moment que l'art n'est plus l'aliment qui nourrit les meilleurs, l'artiste peut extérioriser son talent dans tous les caprices et la fantaisie, dans tous les expédients du charlatanisme intellectuel. Dans les arts, le peuple ne cherche plus consolation, ni exaltation.
Mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l'extraordinaire, l'original, l'extravagant, le scandaleux. Et moi, depuis le cubisme et au-delà, j'ai contenté ces messieurs et ces critiques avec toutes les multiples bizarreries qui me sont venues à la tête, et, moins ils les comprenaient et plus ils les admiraient.
À force de m'amuser à tous ces jeux, à toutes ces fariboles, à tous ces casse-tête, rébus et arabesques, je suis devenu célèbre, et très rapidement. et la célébrité signifie pour un peintre : ventes, gains, fortune, richesse.

Aujourd'hui, comme vous le savez, je suis célèbre et je suis riche, mais quand je suis seul avec moi-même, je n'ai pas le courage de me considérer comme un artiste dans le sens antique du mot.

Ce furent de grands peintres que Giotto, Le Titien, Rembrandt et Goya. Je suis seulement un amuseur public qui a compris son temps et apaisé le mieux qu'il a pu l'imbécilité, la vanité et la cupidité de ses contemporains.

C'est une amère confession que la mienne, plus douloureuse qu'elle ne peut sembler, mais elle a le mérite d'être sincère.

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