Pierre Alechinsky, maître ès papier

Que ce soit quand il parle, écrit ou dessine, on constate que l’humour, la parole et l’imagination se traduisent avant tout en mots, lignes et autre figura serpentinata sur la feuille et ne quittent pas l’esprit de Pierre Alechinsky. 
À la main de suivre. Ce que je peins dépasse ma pensée aime-t-il à dire. Tout va vite chez lui, comme pour gagner du temps et tenter de contredire le sentiment qu’il y a un âge où vaguement on pressent que tout cela ne sert à rien et cet autre où l’on en est sûr. La main est son instrument docile.
Quand il parle de main, de laquelle s’agit-il, puisque la société m’a mis un porte-plume dans la main droite et je me suis mis un crayon dans la main gauche ? Celle qui serait théoriquement maladroite ? Léonard de Vinci serait né gaucher ! En voyant l’œuvre du grand Florentin, il y a de quoi se sentir à son tour du génie !
Dans le sillage des Codex, c’est sur le papier que les inspirations d’Alechinsky vous embarquent et se révèlent au gré des vents. Au sens propre, elles s’impriment dans la matière et entrent dans les supports, mettant en valeur ces liens subtils entre papier, cuivre, plaque, pierre, encre, acide, bois. Quand on utilise ces techniques, il faut savoir s’exprimer à l’envers. Sur ce point, il est expert. La main gauche est de plain-pied dans son rôle. Un concours de ressources s’unit afin d’aboutir à ces dessins, estampes, lithographies, à un jeu de négatif éclatant ou de positif profond.
Pour le dire autrement, on est devant l’union parfaite entre les contraires ou plutôt spectateur d’une manière de Yin et Yang veloutés en train de se faire pour reprendre les termes de l’artiste. Né en 1927 à Bruxelles, rejoignant en 1949 le mouvement CoBrA qui se voulait loin de toute "théorique artificielle", Pierre Alechinsky est donc depuis longtemps à l’aise avec le papier alors qu’il sent en retrait de plaisir avec l’huile.
Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition organisée au Centre d’Arts et de Nature du domaine de Chaumont-sur-Loire de près de 200 de ses œuvres sur papier. Alternant textes et images, cet élégant recueil à la tranche bleue guide le lecteur en le prenant librement par la main. Il l’invite à comprendre et suivre le travail à l’imprimerie qui serait davantage le creuset secret de la création des motifs que le lieu géographique de leur réalisation.
Les photos qui s’intercalent entre les pages au début de ce catalogue le prouvent. Penché sur la presse Alechinsky participe de près à la genèse de son projet mental. Il surveille l’état des morsures et la position des rouleaux. Il est le maître présidant à une écriture infinie et sans rupture de signes ronds ou aigus, de compositions déformées, de déformations en recompositions ponctuées de taches colorées, autant de vivantes animations et de rapides mobilités, imbriquées, associées, telle une vaste succession de coups de pinceaux et de dépôts de teintes.
Le tableau mène la danse. Devant ma toile – ou plutôt ma surface de papier marouflé - je me trouve devant un néant blanc. Je ne peux pas imaginer le tableau, c’est l’action du peintre. Parfois, il a plusieurs tableaux qui s’empilent, il peut y avoir trois ou quatre étapes l’une sous l’autre, au point que je ne sais plus ce qu’il y a derrière. Mais une seule ligne sous-jacente peut me conduire au tableau. Je ne suis pas libre de faire n’importe quoi. Tout d’un coup il y a une logique qui se dessine. “Sortir l’image”, disait Jorn. À force des étapes qui conduisent au tableau, je sors l’image de ce magma.
On apprécie ou pas cette œuvre, chacun s’y retrouve ou s’y perd, l’accepte ou la refuse. Mais on salue sa résolution jamais démentie d’aller à contre-courant, de désorienter le regard, de déjouer l’absurde en adoptant sa propre logique, d’aborder le fantastique et en faire le parent proche du surréalisme. On ne peut lui nier sa fluidité, sa gaieté, sa calligraphie calculée et pourtant soumise au hasard qui remplit sans lui laisser de place le moindre espace de la feuille. Ainsi que le note dans son propos liminaire la directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire, Chantal Colleu-Dumond, on voit le courant immédiat et continu du cerveau à la main.

Dominique Vergnon

Pierre Descargues, Pierre Alechinsky, Alechinsky à l’imprimerie, 180 illustrations, 170 x 240 mm, Gallimard, mars 2023, 200 p.-, 30€

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