Pierre Bayard : Je règle mon pas sur le pas de mon père ?

Il y a quelques années, Pierre Bayard nous expliquait « comment parler des livres que l’on a pas lus » ; peut-être devrait-il maintenant nous expliquer comment parler de ceux qu’il commet lorsqu’on les a effectivement ingérés…


Mais c’est une nouvelle question qui taraude cette fois le professeur de littérature et psychanalyste – double qualification qui autorise notre auteur à slalomer, comme monté sur deux skis dépareillés, entre l’univers fictionnel et les profondeurs du moi. « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » s’interroge l’essayiste, un peu comme le fit jadis Jean-Jacques Goldman dans l'un de ses tubes. Si ce n’est qu’ici la démarche n’a ni la subtilité ni la densité poétique du chansonnier, et qu’il faut plus de quatre minutes pour expédier la rengaine.


Selon Pierre Bayard (mais il ne fut pas le premier à le  soutenir), l’Histoire nous amène parfois à des points de bifurcation, où il s’agit d’opérer des choix cruciaux, et à y regarder rétrospectivement, nous serions en droit de nous demander si, dans telle ou telle circonstance de crise majeure, nous aurions versé dans le camp du bien ou dans celui du mal. Pour mieux explorer les virtualités de ce vaste possible rendu inopérant qu’est le passé, Pierre Bayard s’invente un jumeau fictionnel, mais pas n’importe lequel : il se fait renaître, avec les données de sa personnalité actuelle, à la place de son propre géniteur, soit quelque part en 1922. Un autre titre revient alors à la mémoire : « Je règle mon pas sur le pas de mon père ». Le défilé des événements et des choix peut commencer. Enfin, pas vraiment, dans la mesure où le récit de la destinée paternelle se voit, à chaque étape, truffé d’exemples majeurs d’insoumissions héroïques et de rébellions à l’ordre établi. Cela débute avec ce théologien américain refusant de pousser à fond les manettes durant l’expérience de Milgram jusqu’aux charniers du génocide rwandais, en passant par les cas de Daniel Cordier, du réseau de la Rose Blanche ou d’un artiste dissident du régime khmer rouge. Autant de figures, autant de saints.


Et, dans le peloton de queue, arrive Papa Bayard, qui nous est dépeint (par son propre fils, rappelons-le), en normalien failli, guère plus courageux qu’un autre mais qui, ayant le bon goût de ne guère apprécier le régime de Vichy, tente d’échapper au STO en se faisant porter pâle, puis a la malchance de se faire arrêter alors qu’il est sur le point de prendre le maquis et est contraint à partir travailler en Allemagne.


On n’ose entrevoir le sentiment qui sous-tend cette suite de portraits apologétiques, rehaussant celui d’un homme au parcours couleur de muraille, donc négligeable aux yeux des fresquistes. Quel conflit intérieur Pierre Bayard a-t-il cru résoudre en présentant ainsi son père en homme médiocre ? Nous lui laisserons, en tant que spécialiste de l’Œdipe, le soin de répondre. Le lecteur éprouve en tout cas un malaise face à ce reproche larvé à la « grandeur ratée » et sent sourdre, en-deçà d’une prose impeccablement académique avec appels de notes et citations dans les règles de l’art, l’expression d’une rancune, l’intention d’une revanche.


À part ce vilain soupçon, que trouver d’autre dans cet ouvrage ? Rien qu’on ne connaisse déjà, et resservi en format digest : Lacombe Lucien et Milgram pour la centième fois résumés et réexpliqués de façon fort convenue (autant alors consulter Wikipedia ou se revoir I comme Icare), des extraits de Christopher Browning et Milena Jesenska reproduits en trop long et en trop large, et aussi un pesant de suggestions. Celle-ci, notamment, dans la conclusion : « Rien n’interdit, en acceptant quelques adaptations idéologiques, de nous demander quelle aurait été notre attitude si nous avions vécu la Révolution, si nous avions séjourné à la Cour du roi Louis XIV ou si nous avions participé aux Croisades. Et rien n’interdit non plus de voyager dans l’avenir. » Eh bien, merci de nous autoriser tant de hardiesses uchroniques. Il serait en effet urgent d’inventer de nouveaux genres qui s’appelleraient, pourquoi pas, le « roman historique » ou la « science-fiction » pour se livrer à de si riches spéculations…  Quant aux Croisades, inutile de se téléporter en des époques si lointaines. Attendons plutôt de voir d’ici vingt ou trente ans ce qu’il sera advenu des plumes contemporaines qui trempent dans le jus de l’islamophobie ordinaire, pour constater si elles auront finalement opéré des choix historiques que l'on jugera honorables.


Un livre où l’on n’apprend rien donc, mais dont la posture sentimentalo-éthique revendiquée le rend forcément intouchable. Car le problème, pour quiconque se penche sur un tel essai avec un tant soi peu d’honnêteté et d’indépendance d’esprit, c’est qu’en critiquer les procédés, la rhétorique ou le fond, fait automatiquement encourir le risque d’être qualifié d’« inhumaniste » et de « collabo » potentiel avec les monstres si les jours sombres revenaient – à condition bien sûr d’estimer qu’on en soit jamais sortis… Eh bien, prenons-en le parti. Nous serons ainsi quelques vilains bonshommes à ne pas adhérer à la vision de Pierre Bayard. Des résistants, à notre façon, affichant une longue figure et volontairement désengagés. On nous condamnera pour crime contre la gentillesse. Allégé de ses véritables sceptiques et seulement flagellé en douceur par la pensée de clercs optimistes, le monde n’en tournera que mieux, en toupie allègre.


Frédéric Saenen


Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Les Éditions de Minuit, Collection « Paradoxe », janvier 2013, 158 pages, 15 €.


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2 commentaires

Le procédé même du livre qui consiste à se dire en situation de et poser d'emblée que bien sûr cette hypothèse ne vaut rien est étrange. Mais oui, belle dissertation sur Lacombe Lucien ...

Rarement lu un texte aussi chiant et aussi scolaire... l'auto psychologie de comptoir ne mène à rien, et ne fait de personne un écrivain, ni un philosophe. Juste un casse pieds insupportable.
 Fort heureusement, il reste la possibilité de ne pas lire le livre. C'est toujours ça de gagné, car la vie est courte. Quand on pense que cet "écrivain" enseigne la littérature en fac, on comprend pourquoi les jeunes écrivent des tweets en langage texto. Au moins, ça économise le papier.