"le Crétin tel qu’on le parle ou le jargon des élites" de Pierre Chalmin,

Qui veut faire langue fait la bête

 

Le Crétin tel qu’on le parle est un guide du beau langage qui se réclame de Confucius, mais qui se signale surtout par son extrême confusion.

 

"Concédons enfin que nous-même ne somme pas exempt de tout reproche", écrit Pierre Chalmin dans son avant-propos. En lisant cette phrase, on a envie de s’écrier : "Effectivement !" Car si l’on veut bien croire que l’omission du –s final de sommes n’est ici qu’une coquille, cette coquille est fort malencontreuse dans un ouvrage qui prétend dénoncer la dégradation de la langue française dans la bouche et sous la plume de certains de nos illustres contemporains.

 

Certes, ce lexique intitulé le Crétin tel qu’on le parle ou le jargon des élites arrive après bien d’autres du même type, mais, justement, il ne fait que reproduire les défauts de tous ses prédécesseurs sans en corriger aucun. Et sans se rendre compte que, très vite, et comme les autres, il en arrive à nuire à la cause qu’il entend défendre. Car, passé le premier sourire, le lecteur de bonne foi ne peut réprimer un sentiment de lassitude, puis un sentiment d’agacement.

           

Bien sûr — pourquoi le nier ? —, certains articles sont d’une pertinence extrême et ne sauraient que réjouir le cœur des vrais amoureux de la langue. Il n’est pas mauvais de rappeler que ce que certains journaux comme le Figaro s’obstinent à appeler "une longue maladie" se nomme en bon français cancer ou que les adjectifs adapté ou spécifique feraient souvent mieux l’affaire que ce dédié qu’on met désormais à toutes les sauces. Il n’est pas mauvais de moquer tous ces "Voilà !" qui prétendent résumer une pensée quand aucune véritable pensée n’a été exprimée.

           

Mais la rigueur ne saurait se permettre la moindre approximation si elle veut être convaincante, et, malheureusement, les quatre-vingts pages de ce Crétin fourmillent d’approximations. Passons sur ses fautes de ponctuation (dès les premières lignes) et sur le fait qu’il présente souvent comme fautes d’aujourd’hui des fautes qui sont des fautes de jadis, ou tout au moins de naguère : l’auteur lui-même reconnaît la chose en mettant en exergue une citation empruntée à Confucius ("Si j’avais le pouvoir, je commencerais par redonner leur sens aux mots"). Mais nettement plus choquante est l’hétérogénéité des définitions proposées pour chaque mot, dans la mesure où, dans certains cas, ces définitions ne sont pas des définitions, mais de simples commentaires ironiques. Pire encore, les synonymes proposés ne sont pas toujours des synonymes : mettre en lumière ne signifie pas attirer l’attention, mais attirer l’attention sur. Tout élève de cinquième est censé savoir que définir un mot, c’est proposer pour ce mot un parfait équivalent, mais Pierre Chalmin n’a cure de ce genre de "détail".

           

La faute la plus grave touche à l’esprit même de l’ouvrage. Ici encore s’exprime tacitement l’idée, ou plus exactement la croyance selon laquelle un dictionnaire ou un lexique aurait pour mission de reproduire une chose fixée pour l’éternité, dotée d’une vérité ontologique, et qui s’appellerait le langage. Ne pas comprendre qu’un outil — car le langage est un outil — peut et doit évoluer autant que ce qu’il entend façonner (ou simplement décrire), c’est refuser de voir que la langue ne saurait être dissociée de l’Histoire et qu’il existe une dynamique de la vérité, ne serait-ce que parce que, bien souvent, une vérité est une erreur qui a fini par s’imposer, pour des raisons qui, par la force des choses, ne pouvaient toutes être mauvaises et qui ne relevaient pas simplement de l’analogie (mais si, vous savez bien, cette maladie qui fait dire "en moto" au lieu de "à moto", parce qu’on dit "en train " ou "en bateau", le train et le bateau étant de véritables "contenants").

           

Nous prendrons un seul exemple, celui de l’article Cash. "Cash : Franc. En toute franchise. 'Vous pouvez parler cash, vous n’êtes pas enregistré.' " Nous choisissons cet exemple parce que nous aussi, nous sursautons en entendant un pareil emploi. Mais on n’explique rien en sursautant, et l’on ne corrigera pas une faute si l’on n’en cherche d’abord l’origine, sinon la cause. Il n’est pas inintéressant de constater que cet emploi figuré du mot cash se répand précisément depuis que l’on paie de moins en moins en monnaie sonnante et trébuchante. Juste ou injuste retour des choses, peu importe. Les faits sont là : la hiérarchie a changé. Il y eut longtemps des boutiques dans lesquelles on n’acceptait pas les chèques. On ne les accepte pas plus aujourd’hui dans lesdites boutiques, mais, paradoxalement, certaines opérations, dès lors qu’elles dépassent une certaine somme, doivent passer par la dématérialisation de la monnaie. Il est par exemple interdit d’acheter une voiture avec des pièces ou des billets — l’argent doit désormais avoir une provenance. Autrement dit, le paiement cash, qui autrefois était une garantie d’honnêteté, est en train de devenir chaque jour un peu plus un acte hors la loi. Faut-il dès lors s’étonner que le mot cash, fort de ce nouveau sens, puisse être employé métaphoriquement ? Ce nouvel emploi arrive tout naturellement pour souligner l’évolution de ses connotations. Pour les intégristes qui protesteraient sous prétexte qu’une métaphore est une fioriture parfaitement inutile — en tout cas dans une phrase aussi prosaïque que celle que l’on a citée —, un coup d’œil sur l'Essai sur l’origine des langues de Jay-Jay s’impose. Rousseau établit en effet de façon suffisamment claire que chacun des mots que nous employons n’est à l’origine qu’une métaphore, ou plus exactement une catachrèse, puisque, comme l’a expliqué après lui Bergson, l’esprit est remonté de la main à la tête.

           

Ce que défendent ce Crétin et ses multiples frères n'est pas sans rappeler le Charles X décrit par Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Le cadavre d’un monarque qui ne tient encore debout que parce qu’on l’a enfermé dans une armure.

 

FAL

 

 

Pierre Chalmin, Le crétin tel qu’on le parle ou le jargon des élites, Les Éditions de Paris, Max Chaleil, mai 2013, 9,00€

4 commentaires

Oui, il s’agit là d’un trait récurrent chez certains Croisés qui montent sur leurs grands chevaux pour défendre la langue française. Généralement, ce ne sont ni d’éminents philologues ni d’irréprochables grammairiens. Le plus souvent, ils sont incapables d’accorder correctement le participe passé d’un verbe pronominal réfléchi ou réciproque, mais ils pourfendent néanmoins l’hérésie linguistique avec une détermination qui n’a d’égale que leur incompétence. Après qu’ils aient traqué la moindre petite erreur de langue ils cognent dur en ignorant par exemple qu’après qu’ils aient et la moindre petite sont des fautes de français ! Il est très délicat en effet de s’attaquer au "crétin tel qu’on le parle", car, je le confirme volontiers, la pérennité d’une erreur grammaticale en fait souvent une vérité. Et si l’on considère par exemple que je m’en souviens fut longtemps incorrect dans notre langue (il fallait dire alors il m’en souvient) nous pouvons même envisager une normalisation à terme du fameux si j’aurais su…

...malgré cela, et parce que le sujet m'intéresse, je viens cependant de commander ce livre...

Mon Dieu, quel agélaste vous faites, "FAL" ! Vous me prêtez la pire imbécillité pour mieux la combattre, le procédé est un peu grossier.

Quant à vous, M. Maugenest, ne le prenez pas de si haut, je ne suis pas si ignorant. Merci d'avoir commandé l'ouvrage. Personne n'en a parlé, sauf ce cher FAL donc qui pourra s'enorgueillir d'avoir fait le malin et une bonne action.

Bien cordialement à tous deux,

Pierre Chalmin

Si j’ai donné l’impression de prendre un auteur de haut, c’est bien malgré moi, car je ne monte sur mes échasses qu'à mon insu. Et il fut un temps où, chaque année, mes fautes à la dictée de Pivot me rappelaient à l'humilité...