Les Liaisons dangereuses, l’autre Bible inventée par Choderlos de Laclos

Que de qualificatifs ont pu accompagner au fil des ans ce drôle de livre fait d’une suite de lettres que des nobles s’ennuyant s’envoyaient pour se narrer par le menu les détails de leurs aventures et se moquer des prudes et autres candides qui auront versé dans leurs stratagèmes : point de sexisme alors dans cette société décadente puisque aussi bien marquise que vicomte se jouent de leurs victimes et s’échangent en totale parité et égalité de jugement leurs notables forfaits. 
Or, si délicieuse que puisse être la puissance de la félicité recouvrée à s’épancher ainsi sur l’écritoire, tout(e) émoustillé(e) encore des derniers assauts donnés ou subis, voilà que le libertinage aurait trouvé ses limites. Ici aussi, à trop jouer avec le feu voilà que l’on s’y brûle non seulement les ailes mais bien l’âme toute entière au point de se laisser occire lors d’un duel.
Alors il y aurait donc, mine de rien, une moralité qui pourrait surnager parmi tout ce stupre ? Fichtre ! Ne serait-ce pas plutôt une si parfaite peinture de l’impossible pas de deux qu’homme et femme tentent en vain de réussir depuis la nuit des temps ici révélée dans sa plus belle mystification ? 
Car Valmont, le plus goujat des mufles, si tendrement cabot qu’il en devient sujet à compassion, ne commet-il pas l’irréparable par sa seule vanité ? À laquelle nous pourrions ajouter, comme le lui rappelle si bien Madame de Merteuil, cette immaturité permanente qui plombe toute relation entre deux êtres et jette sans cesse une ombre au tableau...
Laquelle se complait à s’afficher dans le monde comme une femme perfide et cruelle, "le mot le plus doux à l’oreille d’une femme".

"Je n’ai plus qu’une idée ; j’y pense le jour et j’y rêve la nuit. J’ai besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux : car où ne mène pas un désir contrarié ? Ô délicieuse jouissance ! Je t’implore pour mon bonheur, et surtout pour mon repos."
Lettre IV - Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil, à Paris.

Voilà bien tout le drame qui se joue ici bas, calme bloc comme cœur de pierre, dureté affichée pour ne pas succomber aux dérives des sentiments. Laclos a su le premier, d’une manière fort adroite, toucher le point sensible à telle augure que ce livre, à sa lecture, interfère si violemment qu’il contribue à modifier le comportement : vous ne serez plus le même après.

Et que dire de la narration ? Cessez toute affaire et posez-vous le temps d’un plaisir solitaire pour savourer cette langue si riche et si habilement habitée, portant la chaleur de ses auteurs présumés, dansant d’une lettre l’autre dans des subtiles saveurs qui découlent d’un style sans cesse renouvelé... Cela coule dans la gorge si vous les lisez à voix haute... "Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux qu’elle est mariée."
Ô qu’il est si délicieux de recouvrer cet imparfait du subjonctif que l’éducation nationale semble avoir banni de son cursus...
On conseillera également cette nouvelle édition de la Pléiade pour, comme toujours, la richesse de ses dossiers complémentaires et sa formidable iconographie : La fortune des « Liaisons » nous laisse à découvrir des textes d’une amusante analyse et toute une série de photos, croquis, reproductions d’époque ou contemporaines, pour ce qui est des nombreuses adaptations cinématographiques dont ce livre bénéficia (mais celle de Stephen Frears est de loin la plus... terrible !). 

Une notice sur le général de Laclos extraite du Moniteur comme la biographie de l’auteur par Charles Baudelaire, voire l’introduction de Heinrich Mann (1905) à la traduction allemande ou encore un extrait de la pièce éponyme de Fernand Nozière (1908) donnent au lecteur féru d’érudition une vue d’ensemble, ponctuée par le point de vue d’André Malraux (1939) qui souligne la grande nouveauté technique du livre : le fait que, pour la première fois, des personnages de fiction agissent en fonction de ce qu’ils pensent, d’où l’érotisation de la volonté qui les définit.
N’oublions pas que Laclos était un militaire, un expert en balistique (il a inventé le boulet creux) qui use de ses mêmes talents pour ses écrits : "chacune de ses phrases a une courbe et une chute précises - elle vibre et explose en fins éclats pénétrants. Voilà une littérature conçue pour faire le plus de dégâts possibles. Qui dira que nous n’en avons pas besoin ?" (Philippe Sollers - Le Monde, 28 avril 1989)

Tout cela pourrait vous paraître futile par ces temps de crises, et vous auriez raison ; mais, justement, la vie ne serait-elle pas triste et fade sans un minium de légèreté ? Il est grand temps d’ouvrir cette Bible, à jamais incompatible avec l’autre, et, en toute simplicité, la lire pour la pratiquer...

François Xavier

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, nouvelle édition établie, présentée et annotée par Catriona Seth, relié pleine peau sous coffre illustré, coll. "La Pléiade" - volume n°6, Gallimard, mars 2011, 1040 p. – 49,50 €

NB - Ce volume contient :
Les Liaisons dangereuses ou Lettres - Recueillies dans une Société, et publiées pour l’instruction de quelques autres. Par M. C... de L...
Nouvelle éditions, augmentée d’une Correspondance de l’Auteur avec Mme Riccoboni, et de ses Pièces Fugitives (1787)
La fortune des « Liaisons dangereuses »
Lectures, relectures, images
Introduction
Chronologie
Note sur les présente édition
Notices, notes et variantes
Bibliographie

Aucun commentaire pour ce contenu.