Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ?

Vingt ans de travaux forcés


Alentour le vieux monde n'en finit pas d'agoniser. Sur google earth, en roue libre, chacun désormais peut suivre la progression du désert, assister en direct à la disparition des civilisations et à la destruction des cités, tandis qu'une humanité résolument nouvelle apparaît, promettant d'éradiquer jusqu'au moindre souvenir de la nature naturante. L'homme-machine demain sera homme augmenté. Hier déjà K. Dick et les autres avaient néantisé les prédictions de nos doctes politologues mais au Quartier latin, au domaine que par habitude on dit encore germano-pratin, quoiqu'il fut aujourd'hui, la faute à la spéculation immobilière, déterritorialisé, rien ne change. Le temps semble s'y être arrêté et l'homo literatus, devoir y persister dans l'être tandis que sur la scène littéraire se joue la même partition. 1888, le jeune Maurice Barrès, ci-derrière « Prince de la jeunesse » – mèche noir corbeau, teint d'albâtre et bientôt olivâtre, allure d'éternel adolescent vêtu de noir - qui-nous ressemblerait comme un frère, dandy mélancolique un pléonasme – dédaigne le gibet de Montfaucon et le libertinage savant. Après avoir été le rédacteur unique d'un orphéon ironiquement titré Taches d'encre, notre Rastignac entre en Littérature avec deux insolentes pochades consacrées aux maîtres du temps : Taine et Renan comme Béguin-Say ou Roux-Combaluzier. 1921, le 13 mai exactement, les Dadas se réunissent pour juger le même Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit ». La soirée a lieu à la Salle des Sociétés savantes. L’idée du procès incombe à Breton et Aragon que nous retrouveront, hasard objectif, dans le texte de Sangars. L'un tenait le rôle de Président du tribunal, l’autre, celui de la Défense. Le vieil homme fut condamné à vingt ans de travaux forcés, qu'il n'accomplira pas, mort le 4 décembre 1924. Le Purgatoire en revanche lui sera châtiment dûment affligé et subi.

2015, Romaric Sangars, animateur, non pas d'une revue – le temps n'est plus, écologie l'exige, au papier – mais d'un cénacle littéraire où les gloires du temps se disputent le rare honneur de présenter leurs travaux d'importance à des jeunes gens avides de poésie et de sens : François Taillandier, ancien communiste devenu maître penseur du Moyen-âge chrétien ; Pierre Jourde, brillantissime pasticheur, critique acerbe, érudit véritable et homme d'honneur ; son comparse Éric Naulleau, Dada de notre temps, celui par qui le scandale littéraire advient à la petite lucarne ; Olivier Maulin, un Marcel Aymé de notre temps : un Houellebecq mâtiné de Frédéric Dard... Richard Millet lui-même vint au Cercle cosaque tester un brûlot, qui vaudra déshonneur éternel à la classe littéraire française. Honte à celle-là qui initia une pétition contre un confrère trop talentueux et aux médiocres qui, en masse, la signèrent. Auprès de Romaric Sangars, la docte confrérie tint le doux rôle de parrains comme naguère Lecomte de Lisle et Anatole France le firent auprès du jeune Barrès. Si Huit jour chez M. Renan et M. Taine en voyage affirmaient vouloir tuer les figures paternelles pour mieux les ingérer et en restituer plus tard les héritages intacts, la pochade du jour, Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu sa gueule à la littérature française se donne pour prétexte l'entrée de l'insignifiant Jean d'Ormesson en édition Pléiade.


La couverture rappelle aux Anciens la sublime collection « Libertés » proposée en 1963 à Julliard par Jean-François Revel et mise en place par Jean-Jacques Pauvert l'année suivante. Déjà les classiques de la subversion proposaient – à trois sous l'exemplaire, sous couverture en papier kraft, titre orné d'un élégant graphisme lettriste noir, format agenda-s'il-vous plaît à fourrer dans vos poches et sur tranche noire révolte – à ses lecteurs un fragment de contre-histoire littéraire. Ici Pie IX et Louis Veuillot y voisinaient avec Zola et Anatole France, Barrès avec Jules Vallès, Léon Bloy avec Emmanuel Berl... Revel la présentait ainsi : « Ayant pour but de permettre aux lecteurs de la collection de se replonger dans les diverses polémiques qui ont eu lieu dans le passé et dans le présent, soit à propos de politique, soit à propos de philosophie, de religion ou de littérature, etc. j’estime que mon rôle est autant que possible de mettre précisément à leur disposition, non pas mes propres opinions mais les éléments des divers dossiers. » Sous ce haut patronage, les éditions Pierre-Guillaume de Roux s'avancent, qui répugnent, signe des temps, à toute annonce programmatique, à tout apparat critique et même à l'art de la préface. Il s'agit donc ici « d'arranger sa gueule à la littérature française » bien amochée aujourd'hui par deux maux subséquents : le mercantilisme, élevé au rang des beaux-arts et le repli clanique autant politique que confessionnel ou ethnique. Pour mettre les points sur les « i », l'idéologie aujourd'hui préside aux choix éditoriaux et chacun sait où lire les hussards et où savourer l'éloge du multiculturalisme, abandonnant sans vergogne les libres penseurs à la solitude des vaincus de l'économie de marché. Invendables comme naguère Léon Bloy devenus Impubliés.


Le crime de Jean d'Ormesson outre sa vive longévité ? Son goût des salons, transbordé, une habitude française, à la télévision, son statut d'écrivain favori des Dames aux chapeaux verts. En compagnie de qui ces lectrices malheureuses pourraient-elles encore prendre le thé, évoquer l'ombre du « génie français », loin des scènes de guerre et de l'insensé chambardement du temps ? En ces « cabinets des antiques », Jean d'Ormesson a charge de chaman. Encore un instant de bonheur ! Le vieil homme aux yeux d'enfant moqueur, en leur honneur et pour la dernière fois, entrouvre la porte d'autres salons. La treizième revient c'est toujours la première, l'antichambre où Geneviève Strauss et Madame de Loynes1 officiaient, sous l'égide déjà d'un autre spectre, de blanc vêtu, posé pour l'éternité sur un sofa auquel elle donnera son nom. Ces spectres hurlent l'effrayant secret qu'ignore pour un instant encore Romaric Sangars, l'affolante jeunesse des âmes et des cœurs, enfermés dans des corps de très hideux vieillards. Le crime de Jean d'Ormesson ? Pouvoir, à plus de nonante ans, célébrer sans répit «le calme d'une forme réglée, la certitude d'une parole libérée du caprice, où parle la généralité impersonnelle, lui assure un rapport avec la vérité (… ) au delà de la personne et du temps, dans la glorieuse solitude de la raison ». Incarner la momie du classicisme, qui répété, toujours se fait académisme, tel qu'un autre tenant de l'absolu littéraire, précurseur de Romaric Sangars, Maurice Blanchot le définissait en 1949 dans la Part du feu. Sangars délaissera le feu, lui préférera le pneuma, conservant, intacte, empreinte présocratique, la part orphique de la littérature revue et corrigée par le surréalisme.


Contrairement à ce proclament, menteurs, le titre et le graphisme subliminal de la couverture, il s'agit moins ici d'un pamphlet que d'un prétexte à offrir – Royal au bar ! – à un jeune aspirant à la haute gloire des Lettres de rendre publique sa Défense et Illustration de la Littérature. La formule est moderne, qui place la théorie avant la pratique. De cette superbe leçon inaugurale, je ne dirai rien et laisserai au lecteur tout loisir de découvrir cet univers singulier, savante construction pataphysique, concrétion toute personnelle de présocratisme, d'orphisme, d'hölderlinisme et de surréalisme, ce thrène pour les victimes d'un monde défunt et ses satellites encore agonisants, ce goût de mort dans nos bouches de fils des totalitarismes.

Une étoile a brillé et m'a révélé tout à coup le secret du monde et des mondes...


En troisième partie de l'étrange montage éditorial, retour obligé au « Culte du Moi ». Le lecteur se délectera d'une troisième et ultime partie intitulée Pneuma et pénétrera plus avant dans une rêverie poétique, qui se donne – outre le fait d'être une célébration de la poésie pour la poésie – pour la démonstration formelle de la pleine objectivité du hasard. Pas de doute, les présocratiques sont bien de retour en un monde, qui violemment rejette la raison et fait hérauts de notre temps, des poètes de sept à soixante-dix- sept ans, des mages et des fous de dieux, errants dans des forêts de symboles. Le domaine de Romaric Sangars n'est pas plus neuf que celui du vieux d'Ormesson, qui réclame au songe l'exact cryptogramme du réel. Moins impertinent, malgré la promesse de la quatrième de couverture, que frénétiquement romantique, cet ouvrage magistralement écrit intéressera les lecteurs et les séides d'André Breton, les âmes qu'innerve la lecture de Nadja ou de La Trajectoire du rêve. Les autres s'en détourneront. Romaric Sangars, après être passé par les étapes barrésiennes des 8 jours chez M. Renan et l'exercice du Culte du moi fait station de psychothérapie3 à l'hôpital du Val de Grâce où l'année 1914, deux internes en médecine, Breton et Aragon, « conchiaient ardemment l'armée française » et la Nation, lisant, relisant, commentant les poètes avant d'ourdir un complot contre le père : mettre à mort le vieux Barrès, nationaliste et antidreyfusard. Ils y parvinrent et rondement encore, au grand dam d'Aragon qui, en 1947, s'affirmera en vain barrésien. Ce qui a été détruit ne sachant revenir qu'en poésie. Que restera-t-il demain de d'Ormesson, hospitalisé lui aussi le jour où parut le livre de Sangars au même hôpital du Val de Grâce, et aujourd'hui pléiadisé, à son dam ? Pas grand chose en ceci que d'Ormesson a renoncé à la violence et au désespoir actifs, élisant le souvenir heureux de l'élégance française. La postérité littéraire toujours vomit les tièdes et au tribunal du temps, mieux valent insuccès et malédiction qu' éloge. Mieux vaut grossièreté que courtoisie.

Attendons de lire l'intégrale de l'oeuvre sangarsienne pour voir qui, d'Aragon ou de Breton, triomphera en lui. Si, semblable au jeune Aragon, anarchiste de vingt ans, avant qu'il ne se mua , son pays occupé en François la Colère, ou semblable à Barrès, Sangars rejettera « le Culte du moi » pour atteindre, chroniqueur d'une autre Grande Guerre, au vertige du nous, ou si éternellement bretonnant, ce jeune homme doué arpentera ad libitum les rivages et les profondeurs des océans du rêve.... Longue vie et bon voyage à lui qui vient de prendre la mer !


Sarah Vajda


Romaric Sangars, Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ? suivi de Pneuma. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 15 euros


1 Animatrices de deux salons littéraires, l'un droitard et l'autre moins, l'un anti et l'autre pro dreyfusard, qui servirent de modèles aux salons de Guermantes et à celui de Madame Verdurin dans La Recherche du temps perdu.

2 Nerval, Aurélia.

3 Encore un titre barrésien

4 commentaires

Il y a dans ce cassage de gueule d'un aïeul vénéré par le bon peuple des Lettres quelque chose comme une demande d'entrer dans la carrière, le baptême par le manger-le-père, à la manière des récits de visites aux maîtres qu'on pouvait lire au XVIIIe et XIXe siècles, par Hérault de Séchelles par exemple. Romaric Sangar veut-il exister en se hissant sur le cadavre de Jean d'Ormesson dont la Pléiade sert de tombeau ?

anonymouscesttout

Ne sachant qu'écrire le voila perdu dans un réquisitoire de son aïeul dont il ferait mieux d'apprendre. Ce n'est jamais à celui qui cri le plus fort que raison est donné. Titre vulgaire et provocateur visant l'achat à la première de couverture. Le livre se meurt mais je me désole de les regarder se torpiller entre-eux. 

Beau texte, chère Sarah, comme d'hab'.

Bien à vous

"Richard Millet lui-même vint au Cercle cosaque tester un brûlot, qui vaudra déshonneur éternel à la classe littéraire française. Honte à celle-là qui initia une pétition contre un confrère trop talentueux et aux médiocres qui, en masse, la signèrent." 

Je partage et j'applaudis même si je m'inquiète de l'état nerveux des lettres françaises aujourd'hui. Ces bûchers médiatiques montés et alimentés par ceux que Patrick Mandon a justement surnommés "les rombières et les chaisières" d'un très petit monde étriqué sont une honte. Il fut un temps où un Malraux était l'exécuteur testamentaire d'un Drieu qui était parti en vacances avec un Aragon* et avait publié une revue en compagnie d'Emmanuel Berl. On a le droit de penser que décidément l'élégance et la fraternité qui transcendaient les positions - ou postures ? - idéologiques ont été liquidées, remplacées par des descentes de police haineuses dans les écrits d'un écrivain brillant. Navrant.

* A la fin des années 20, ils allaient aussi au bordel ensemble.