Tue-Tête : la société de demain magistralement anticipée par Frédéric Sounac

Que sera l’Europe en 2350 ?
Au-delà des prévisions alarmistes des uns et des autres, nul doute qu’il restera obligatoirement des traces sur les méfaits que nous imposons aujourd’hui à la Nature – en dépit de toutes les manifestations cycliques dites naturelles –, et mis à part les joyeux candides qui votent écologistes et signent des accords à la COP21, la planète sera forcément en mauvais état. Frédéric Sounac l’a parfaitement compris et projeté au sein de son extraordinaire roman dans lequel il décrit une Europe dévastée.

Le climat s’est emballé, le ciel s’est déchiré, l’air est irrespirable, imposant des boucliers anti-radiations au-dessus des villes, les transformant en soucoupes – les nucléo-Paris/Berlin/Barcelone, etc. – reliées par des super TVG, les Zéphyrs. Corollaire logique, les Hommes se sont séparés en deux mondes : celui de la Friche, sans protection, où pullulent des hordes de sauvages et celui d’Europack, dirigé d’une main de fer par le Grand Pensionnaire, vil séducteur mais surtout authentique tyran qui tire son pouvoir d’une alliance nauséabonde avec le gourou d’une secte et le chef de la maffia. Alliance d’autant plus précieuse que nous sommes à quelques jours des élections et que sa réélection est une priorité…

Le pouvoir c’est : 1. Baiser bien au-dessus de ses véritables moyens. 2. Se maintenir dans une prospérité excessive. 3. Dominer et humilier des individus infiniment plus nobles que soi. 4. Masquer sous l’apparence d’un travail acharné la mesquinerie de son caractère. 5. Cacher ses déficiences sous le tapis du narcissisme légal. 6. Jouir du respect factice et de la peur inspirés à autrui. 7. Susciter chez d’éminentes personnes des sentiments indignes d’elles, tout particulièrement l’envie.

Dieu étant farceur, voilà que les seuls hommes sont frappés par un mal insidieux né d’une mutation génétique due aux radiations : leur voix déraille, défaille, s’évapore dans d’infinies douleurs que certains endurent quand d’autres choisissent des implants qui leur donnent des voix de faussets – vendus par la secte des Jésus m’aime qui dame le pion au Vatican, au bord de la faillite – ; les plus riches – ou les plus fous – résistent à l’aide de drogues vendues par le Magasin.

La police fait donc semblant de lutter contre le crime organisé, tout le monde est conscient de ce statu quo sauf l’inspecteur Isa Mésange qui n’en fait qu’à sa tête. Persuadée de mener une quête, tant personnelle qu’idéologique. Personnage clé du roman habité par des démons intérieurs qui ravagent son âme et déchire le récit qui serait alors trop bien huilé…

Sans même chercher à les dissimuler, Ida tente de poursuivre sa retraite, de s’arracher au piège d’une sensualité devenue misère et effraction – ces larmes sont celles de sa vie incompréhensible, dépendante d’un levain érotique qui soudain ne prend plus et se reconnaît comme obscène, outrecuidant, systématique, mais ces larmes, perçoit-elle alors qu’elle atteint le bord du bassin, feront peut-être sauter l’écorce qui dissimule ce qu’elle cherche éperdument, le siège fraternel de la voix, de sa propre voix et de toute voix, le trône d’une voix bardée de musique protectrice, du chant justicier, de la colère ombreuse, surpuissante, capable de liquéfier toute prétention, toute bêtise, toute vilenie, tout mensonge, ces larmes ne peuvent pas couler en vain…

Dans cette société gangrenée par l’absurde – la population ne vit que par et pour les médias – le trio mène grand train en suivant les concerts de Tue-Tête qui chante encore avec sa voix de naissance, miracle de la nature ou intervention humaine ? Génie de la musique ou cobaye d’une nouvelle race d’humains à venir ?
Toujours est-il que le public est sous le charme, d’autant qu’aucun enregistrement n’existe : pour l’entendre il faut se rendre à un concert – ou suivre l’événement à la télévision. Média tentaculaire qui distille le message politique qui rassurera les panbéotiens que nous gouvernons, flattera les idiots utiles que nous exploitons et fera peur aux malins qui savent lire entre les lignes.

Dans ce meilleur des mondes subtilement décrit, le majordome de Tue-Tête, comme tous les hommes de l’ombre, en sait cent fois plus qu’il ne devrait, et décide donc d’inverser le cours des choses, conscient que parfois un cataclysme peut sauver le monde… Si vivi vicissent qui morte vicerunt ; s’ils avaient vaincu de leur vivant, ceux qui ont triomphé dans leur mort.

Passées les premières pages délicates à appréhender la situation, comme tout roman de SF qui se respecte, car le lecteur doit cerner certains points techniques et les visualiser, tant la qualité narrative que l’intrigue finissent par vous coller à votre siège et défilent alors les scènes dans un kaléidoscope d’images, de sons, d’émotions, de fureur, de plaisir, de réflexions, et d’actions que ce gros livre en devient un grand livre.
À la manière d'un José Carlos Somoza, Frédéric Sounac nous livre un roman tout public et tout aussi précis d’érudition pour les plus curieux d’entre vous, de la musique à la philosophie, les péripéties d’Ida Mésange appellent une suite – voire une adaptation cinématographique…

François Xavier

Frédéric Sounac, Tue-Tête, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, août 2017, 432 p. – 24,00 €

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