Universitaire, écrivain, critique né en 1955, connu pour se battre contre les bien-pensants et les coteries littéraires qui ne savent que protéger une littérature creuse.

Carnets d'un voyageur zoulou dans les banlieues en feu

Partant du constat amusant et amère à la fois qu'il est des pays où dire le fait est puni, sinon par la Loi du moins par le regard (voire les coups) des bonnes gens, et justifiant de ses propos par l'expérience douloureuse qu'il en a eu, Pierre Jourde se fait commerçant Zoulou et s'en va en Nubie rencontrer l'immigration belge, ses us et coutumes et, surtout, voir comment une société n'ose pas se regarder en face parce qu'en Nubie, le jeune Belge délinquant est un jeune, ou plutôt une victime de ségrégation et toute la société, mangée par une bienpensance qui veut ne plus même penser, est réduit à ne pas comprendre que c'est un péril global qui le menace.

Mais non voyons, vous êtes raciste parce que vous stigmatisez !

Que se passe-t-il donc dans cette vieille république africaine qu'est la Nubie ? un voyageur de commerce y découvre tout ce qu'il faut savoir — et donc non-dire — pour ne pas contrevenir aux usages qui font, principalement, que l'on se voile la face sur les origines des troubles urbains et qu'on regarde ailleurs quand un droit humain est foulé au pied. Mais par qui bon sang tant de crimes ? par les Belges, enfin, non, les jeunes d'origine belge, assoiffée de bière et qui font hurler du Annie Cordy à plein tube dans le métro, qui insultent les nubiennes de souche qui ne sont pas conforment à leurs habitudes belges et catholiques, qui se comportent en toute occasion non pas comme des citoyens nubiens dignes, mais comme des parfaits nuisibles. Pourtant, l'usage est de ne rien dire, de ne pas les stigmatiser pour ne as tomber dans le racisme ordinaire, ce ne sont pas des Belges mais des jeunes, etc. Qu'il est doux de se voiler la face ! que le monde est plus beau quand on regarde ailleurs !

Bien sûr, encore une fois, Pierre Jourde se moque de nous. Et il a bougrement raison de s'en donner à cœur joie. Le style sent le plaisir de se dérouiller les jambes, un peu. Bien sûr sa ficelle n'est pas fine, mais si l'on comprend aussi vite de quoi il s'agit vraiment, c'est qu'il ne manquait qu'un clown pour nous déciller — et Pierre Jourde est un clown, parfois blanc, parfois moins triste aussi — et nous ôter notre bâillon, car c'est aussi, et avant tout peut-être, de cela qu'il s'agit : les mots ont perdu dans notre vieille République leur sens, leur force. Car ce que propose ici Jourde, en maître de l'ironie grinçante, et qui revient sur un thème déjà ancré dans son œuvre de romancier, c'est prêcher le faux pour faire sourdre le vrai, c'est mettre à la vue de tous à la fois la crasse des voyous qui n'en imposent que par le nombre et la force — les barbares — et l'aveuglement volontaire des bien-pensants qui n'osent pas stigmatiser le mal, ou simplement le dire, ce qui pour eux revient au même.

Bien sûr, encore, ce sont les mêmes que Pierre Jourde regarde et pointe du doit nubien, mais est-ce la faute au commerçant zoulou ? n'est-ce pas plutôt celle  des politiques qui ont permis cet état de fait et ce no nubian's lands au cœur de la république, où des intégristes  catholiques imposent le port de leurs chaussettes rituelles (pour les femmes, ben sûr aussi) et se considère racialement différent, eux-même, avec un droit de parole refusé aux autres. Autant de questions pour la Nubie, petit miroir que Jourde nous tend...

Les mots suffisent pour résoudre les problèmes si dire, c'est faire, comme disait Austin. Mais ces mots que l'on n'ose pas dire de peur d'autres mots, à nos oreilles plus graves et qui de ce fait même protègent nos gêneurs (racisme, démocration, œcuménisme, tolérance, etc.) , ces mots tus font que le sens même s'égare et qu'il n'est plus de barrière à la pandémie du crétinisme, non plus alpin, mais généralisé et méchant. On le sait, Pierre Jourde est un grognon, mais son éclairage qui fait mine de regarder ailleurs pour ne pointer que nos propres tares, est cru, trop fort, il délimite les modalités de notre propre carcan. Si Uzbek et Rica  s'en était allé faire de même, il y a for à parier que Montesquieu n'en aurait pas moins ri de nous, de nos œillères du politiquement correct qu'il convient d'arracher parce qu'il gangrène nos pensées. Et si rire de l'autre c'est un peu rire de soi, alors Pierre Jourde nous offre de quoi remettre en cause nos certitudes.


Loïc Di Stefano

Pierre Jourde, Carnets d'un voyageur zoulou dans les banlieues en feu, Gallimard, mars 2007, 107 pages, 7 euros
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