Universitaire, écrivain, critique né en 1955, connu pour se battre contre les bien-pensants et les coteries littéraires qui ne savent que protéger une littérature creuse.

C'est la culture qu'on assassine, recueil d'articles de Pierre Jourde

Nul n'entrera dans ces pages sans a priori, positif pour les admirateurs de Pierre Jourde, écrivain, polémiste, universitaire, enfin libre penseur érudit qui forme le fond de sa critique sur le bon sens d'un esprit éclairé épris de littérature et soucieux de communiquer ses petits moments privilégiés d'un lecteur professionnel, négatif pour les tenants d'une mercantilisation de la culture qui voient en lui un empêcheur de vendre en pile des ouvrages surfaits et un éternel grincheux qui ne se contente pas du grain qu'on lui donne à moudre et, qui pis est, n'idolâtre pas qui on lui montre comme devant l'être. Dans ce recueil d'articles initialement parus sur son blog, Confitures de culture, c'est le ton du pugiliste qui domine. Car pourquoi un pamphlet sans quelques petites volontés d'en découdre, quelques belles saillies, quelques petits combats bien sanglants ? Celui de Pierre Jourde est multiforme mais simple : mettre fin au diktat de la médiocrité culturelle imposée par les médias, les politiques et l'industrie — qui souvent gouverne les deux précédents.

« Non, mais j'ai tort, c'est Mâme Michu qui a raison, au fond. Laissons la culture à Bouygues et Lagardère. Ils savent ce qu'il nous faut, eux. »

En sept parties thématiques (les médias, l'éducation, l'université et la recherche, la politique culturelle, vie culturelle, livres et écrivains, éthique et littérature), Pierre Jourde brosse un tableau peu réjouissant de notre vie culturelle, celle où il est préférable de formater les esprits plutôt que d'en éduquer de libres, celle où l'encensoir à médiocrité balance plus souvent au bras des tenants présupposés de l'esprit critique (les journaux porte-voix de la doxa...) que le glaive de la justice éclairée ! car si les propos de Pierre Jourde sont le plus souvent peu amènes, il n'en offre pas moins toujours un contrepoint et ne se permettent quelques réjouissances de la mise à mort de sa victime que pour porter aux nues tel auteur méprisé à tort, parce que les sirènes de la popularité n'ont pas hurlé sur lui. Bien sûr, on retrouve quelques victimes habituelles, notamment Philippe Sollers, Francis Lalanne, et surtout Christine Angot (1) et Marc Levy (2) qui culminent au panthéon des inutiles et dangereux, mais il y a en face des Jacques Bertin, des François Taillandier, des Novarina, enfin des écrivains qui pensent leur travail en fonction de la haute estime dans laquelle ils tiennent la littérature et pas uniquement pour répondre aux attentes pré-machées des journalistes.

Pierre Jourde n'attaque pas aveuglément, il décortique et montre les défauts des œuvres (par exemple Marc Levy et toutes les fautes de grammaire qui émaillent « ses » ouvrages...), il fait son travail de critique universitaire, montre les défauts d'un système qui tourne en vase clos (3) — les journalistes infra-culturels alimentant le journalisme post-culturel —, il n'attaque pas pour démolir mais pour tenter de faire sourdre un doute sur le système de négation du fait culturel qui est en train de s'imposer, en douceur, soutenu par les traîtres qui s'inféodent plutôt que de se révolter sur ce qui est en train d'être démoli irrévocablement.

Il n'y a plus d'événements ni d'information, pour les journalistes, mais de grandes allées de marronniers

Ce que Pierre Jourde stigmatise surtout, ce ne sont pas les « produits » nés de la médiocrité culturelle, qui ne sont que des enfants profitant d'un jouet et d'une grande lumière braquée sur eux, mais ce sont les extatiques, ceux qui prêchent par suivisme, par facilité, par nullité, par copinage, etc., bref, ceux qui font que toute la presse accorde la plus grande part de ses pages culturelles (déjà réduites...) aux seules grands guignols, n'octroyant que la partie congrue de leurs entrefilets à des textes plus difficiles... Une véritable culture de la bêtise se met en place.

« Il y a le suivisme, le panurgisme habituel du journalisme. Du moment que les autres en parlent, c'est que ça existe, c'est que c'est important, et il ne faut surtout pas rater quelque chose d'important. […] Le ressassement autour des deux ou trois mêmes livres, lors des rentrées littéraires, participe du même phénomène que le ressassement, jusqu'à l'écœurement, des mêmes faits divers, des m^mes anecdotes politiques : à force de redire la même chose, elle prend force de réalité. Et le cercle vicieux tourne à l'infini : les journalistes doivent parler d'un événement réel. L'événement est ce dont ils parlent tous. Donc ils en parlent. Ils parlent de ce dont ils parlent. Un livre de Christine Angot n'a presque aucune réalité littéraire. C'est une sorte de réalité virtuelle, un bavardage des journalistes entre eux. Il est, d'ailleurs, fabriqué pour cela. »

Faut-il s'alarmer et prétendre à un malaise dans la civilisation ? Ce ne serait pas le cas, et encore, si le constat ne concernait que quelques écrivains qu'il suffit, après tout, de ne pas lire, même si trouver autre chose à lire relève de l'exploit individuel. Ce qui est alarmant, c'est la destruction méthodique des interfaces. L'université se vide de sa substance, les réformes successives en faisant autre chose, la fonction même de l'enseignant, par la destruction des stages et d'une réelle formation continue, fait que des thésards impropres à enseigner quoi que ce soit sont jetés dans l'arène face à des gamins qui n'attendent que des méthodes, des engouements, tout ce que les enseignants n'ont pas appris à transmettre. Plus d'école, plus d'institutions dignes de ce nom, plus de soutien à la création culturelle, plus rien, sinon de la rentabilité. Et l'on sait combien il est dangereux de vouloir des artistes d'Etat, tant pour la misère de l'art que pour la liberté de l'Etat. Et l'on sait combien il est dangereux de vouloir des artistes utiles !

Bien sûr on retrouve le Pierre Jourde que l'on connaît, bien sûr on pense à une filiation d'avec Philippe Muray, mais l'ensemble tel que réuni a une cohésion dans la vision globale de la société culturelle française contemporaine. Et si le paysage est pénible à regarder, ce n'est pas la faute du documentariste. Pierre Jourde fait œuvre de trublion qui amuse par les envolées de sa verve acide, mais laisse pantois quand il tombe le masque et nous laisse, seuls, face au désastre de ce qui a été détruit et de ce qui va l'être. On se prend à trembler à l'heure où, l'uniformatisation des pensées ayant atteint ses objectifs, un tel ouvrage ne pourrait plus être publié faute de lecteurs... profitons de notre liberté critique pour saluer le travail de diariste essentiel qu'est Pierre Jourde.


Loïc Di Stefano


(1) « On ne peut pas lui reprocher d'avoir douze ans d'âge mental, d'écrire dans un style prépubère et de livrer ses petits problèmes d'adolescente attardée à l'univers comme si l'univers devait forcément trouver ça passionnant. […] Angot est à la littérature ce que Britney Spears est à la musique. »

(2) « […] dès la première ligne d'un Levy, on frémit, en effet. Moins à cause du côté "frémissant" de l'œuvre, que parce qu'on tombe tout de suite sur les descriptions les plus convenues, les formules les plus stéréotypées. Parce que c'est de l'esthétique Harlequin, du factice pur jus, avec de bonnes grosses louches de prévisible, de sentimentalité gluante, avec des personnages de série Z américaine dans des décors de carton-pâte. On a l'impression de l'exercice péniblement par un participant à l'atelier "J'apprends à faire de jolies phrases qui font bien romanesques." Ce genre de produit n'est en rien une introduction à la littérature, il déforme le goût des gens qui pourraient avec profit lire de bons textes tout aussi faciles d'accès, mais moins ridiculement faits. »

(3) Mais bien sûr ce livre que l'on met en avant entre tous dans la rentrée littéraire, comme étant un jeune talent à découvrir, qu'importe qu'il soit signé de la fille de notre rédacteur en chef, au Monde des Livres, ou du fils, au magazine littéraire, puisqu'on vous dit que c'est bien...


Pierre Jourde, C'est la culture qu'on assassine, préface de Jérôme Garcin, Balland, janvier 2011, 285 pages, 18,90 euros
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