Universitaire, écrivain, critique né en 1955, connu pour se battre contre les bien-pensants et les coteries littéraires qui ne savent que protéger une littérature creuse.

Pays vraiment perdu, la ruralité littéraire, à propos du roman de Pierre Jourde et des réactions à parution

Qui ose prétendre que les petits villages oubliés au fond des cartes géographiques sont les bastions de l'ignorance crasse et de l'arriérisme foncier ? qu'on ne lit pas dans les campagnes ? les villageois eux-mêmes, à ce qu'il semblerait...


Le roman de Pierre Jourde, Pays perdu (1), a été largement ensensé par la critique (2) qui a su lire cette envolée huysmansienne comme une poétique émouvante de la rudesse de l'homme ancré dans sa terre. Bien que nous défendions son auteur par sympathie d'homme, force est de constater que son oeuvre est de celles qui tranchent avec le commun assipide et que, réussite ou non, il engage sa réalité dans son écriture, il propose de remettre sur le métier de l'écrivain les habitudes des lecteurs. Mais les gens du cru, certains, à qui l'ouvrage avait été comme offert in memoriam, ainsi queLittérature et authenticité, dont l'épigraphe remercie les habitants de cette charmante bourgade, n'en pensent pas moins qu'il ne s'agit là que de saloperie et qu'il faut lyncher son auteur, pour lui apprendre les bonnes manières. 

Voici résumés les faits : sitôt arrivé avec sa famille dans le village, le 31 juillet dernier, Pierre Jourde est agressé verbalement (insultes racistes et autres beautés de la langue, ses enfants étant métisses deviennent vite de « sales arabes »...) et physiquement par une bande de villageois armés de la haine de ceux qui veulent rendre justice. A qui ? nul ne le sait, mais le devoir est plus fort que la raison, et il y a eu offense, ce petit village que tout le monde continuera d'ignorer a été sali par de la... littérature. Bref, il faut réagir, organiser un Comité de Salut public en urgence et — telle une sorcière — éradiquer ce qui porte les habits de la menace. Acculé par une voiture contre la porte de son garage, avec sa femme et ses trois enfants à vingt mètres de lui, Pierre Jourde est assailli par des villageois organisés. Puis les renforts grossissent les rangs des courageux vengeurs de l'honneur bafoué, les villageois avertis de l'arrivée du « salaud » se font groupe, s'unissent pour rendre à la glaise ce si charmant petit hameau perdu. Voilà les chiens maintenant, les crocs excités par la vengeance du maître, prêts à être lâchés sur un homme seul, acculé dans la cour de sa maison à défendre la vie de sa famille et de son bébé, et ne demandant rien d'autre que de repartir aussitôt. 
Maintenant, les pierres. Revenus à la voiture pour quitter le village, c'est la lapidation qui les attend ! le fils de 11 ans, affolé, s'enfuit en courant par le village, pendant que les pierres pleuvent et viennent blesser le bébé de quinze mois. Maîtrisant la situation, par la fuite, Pierre Jourde évite le lynchage, récupère les siens et va aux urgences puis à la gendarmerie.Fin des vacances d'été... 

Pierre Jourde s'explique : « Certains habitants du village ont vu dans Pays perdu une agression, et ont persisté dans cette opinion en dépit de la lettre d’explications que j’ai envoyée à toutes les familles du village dans un but de conciliation, lettre accompagnée de nombreuses coupures de presse. [...] Je tiens à préciser également que tous mes agresseurs ont été reçus chez moi pour le réveillon du premier janvier 1999. Plusieurs d’entre eux ou leurs enfants étaient régulièrement reçus chez moi pour l’apéritif, pour jouer ou pour dîner. » 

Le climat s'est donc, quelque peu, détérioré...

Et entre eux, maintenant, il y les pro et les anti-Jourde, ceux qui comprennent sans doute qu'il ne s'agit que de littérature et les autres, qui pourchassent l'infâmie et l'honneur du village si connu de part le monde ! Les pro-Jourde sont agressés, verbalement et physiquement, par les anti qui mettent, comme c'est souvent le cas, leurs principes moraux en action. Pas de ça chez nous ! « Certaines familles du village ont subi des agressions verbales et des déprédations de matériel parce qu’elles n’ont pas soutenu mes agresseurs. »

Ah ! qu'il est beau de concevoir avec Hegel que l'ordre et l'organisation de la pensée et le même que l'ordre et l'organisation du corps, et qu'il faut mettre la main à l'ouvrage quand on se sent insulté par un écrivain à qui il convient, pour le moins, de casser la gueule. Nous sommes heureux d'avoir plusieurs constats par cette mésaventure. D'abord, la lecture se porte bien, les bourgades les plus reculées ne sont plus exclues du champ du savoir et participent activement à la vie littéraire, bien trop parisienne il faut bien le reconnaître. Bien sûr, nous pourrions ergoter sur les différences entre lire des mots et comprendre leur sens, puis de comprendre les non-dits et la littérature, voire carrément de dépasser le stade de la représentation et d'atteindre à la poétique (ce qu'invite d'ailleurs Pierre Jourde dans Littérature et authenticité, mais la lecture de cet ouvrage devra attendre, je pense, au village), mais sachons nous contenter de peu et réjouissons-nous que chacun puisse encore, aujourd'hui, ouvrir un livre, le tenir dans le bon sens, et trouver quelque chose à comprendre (selon ses propres possibilités...) à ce qui a été écris. Ensuite, l'ordre moral prend ses quartiers partout et le bon sens recule, sans doute voilà déjà les volontaires pour quelque nouvelle croisade... Enfin, s'il l'homme est perfectible, gageons qu'il ne manque pas d'avenir !

Loïc Di Stefano

(1) éd. L'Esprit des Péninsules, août 2003,  Pocket, février 2005 

(2) « Voilà un livre puissant, au style dense comme du basalte, jamais étouffant, creusé entre la parole et le silence, la jubilation et l’effroi. Pierre Jourde signe ici un livre estomaquant, planté sur ce pays perdu comme une stèle rigolarde. » (Frédéric Pagès, Le Canard enchaîné) ; « Un sens remarquable de l’équilibre dans la phrase, de la musique dans les mots, de l’humour dans l’observation. Un paragraphe lui suffit pour chacun de ses personnages croqués sur le vif, et leur procure la densité que l’on admire sous la plume de certains mémorialistes. » (Angelo Rinaldi, Le Figaro) ; « Ces paysans, qui se disputent autour d’un mort et d’un possible trésor, annoncent le glas d’une époque où le paraître ne dissimule pas l’être. On songe souvent au Giono de l’après-guerre. » (Gérard Guégan, Sud-Ouest) «Dans une prose en relief, Pierre Jourde célèbre l’obscur ; avec des accents gracquiens, il observe un monde condamné depuis ce balcon en montagne. » (Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur) 
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