Soldats bleus, de Pierre Loti : l’art brut du journal intime

On ne lit plus guère Pierre Loti. La raison en est que ses romans, Pêcheur d’Islande, Madame Chrysanthème, et autres Ramuntcho ou Les Désenchantés, qui connurent à leur publication un succès populaire, ne sont plus au goût du jour : pour ce qui est du dépaysement et de l’exotisme, la télévision a pris le relais. Ce marin écrivain fut, en son temps, une éminente personnalité. À preuve la distinction de Grand-croix de la Légion d’honneur à laquelle il fut élevé en 1922. Et, l’année suivante, ses obsèques nationales.  

 

Grand voyageur, amoureux de l’Asie et de ses plaisirs au point de faire édifier dans sa maison de Rochefort une pagode japonaise (qui s’ajoutait à une chambre arabe et à une salle gothique), volontiers excentrique dans ses goûts, et pas seulement architecturaux, Julien Viaud, qui signait Pierre Loti, joua un rôle non négligeable dans la diplomatie occulte de la France du début du vingtième siècle. Ces détails pour permettre aux jeunes lecteurs qui n’en ont jamais entendu parler – quel professeur de lycée aurait aujourd’hui l’idée de le faire lire à ses élèves ? - de le situer dans son époque.

 

Son Journal intime 1914-1918 est loin d’être dépourvu d’intérêt. D’abord parce qu’il permet, au-delà de l’image conventionnelle de l’officier de marine féru de littérature, un peu dandy, un peu espion, de saisir l’homme dans toute la richesse de sa sensibilité. Ensuite parce qu’à travers une succession de notations au jour le jour, d’esquisses portant sur des sujets divers – ce que Victor Hugo appelait des « choses vues » - se dessine une vision aussi frappante qu’originale de la Grande Guerre, de ses dangers, des horreurs vécues par les « soldats bleus » dans la boue des tranchées.

 

Certes, ce conflit majeur a inspiré une littérature abondante. Mais tout est affaire de point de vue. L’originalité du diariste se manifeste ici dans sa capacité à aller de l’observation d’un détail aux considérations les plus générales, souvent visionnaires. Ainsi de la montée en téléphérique dans les Dolomites qui lui inspire une description proprement fantastique du paysage contemplé.

 

Durant ces années, Loti, mobilisé, remplit différentes missions. Il se partage entre sa maison de Rochefort, où il jouit « d’un calme et d’un silence comme à la Trappe », celle d’Hendaye, et le Palais d’Orsay, hôtel de prestige où il demeure lors de ses séjours parisiens. Il voyage aussi, sur le front, mais aussi en Italie et ailleurs, pour les besoins des tâches diplomatiques dont il est chargé. Dans son Journal, les faits circonstanciés concernant sa famille, dont son fils Pierre, et ses familiers, voisinent avec des récits où sont mis en scène des personnages tels qu’Eleonora Duse, sans doute la comédienne la plus illustre de son temps, qui fut l’égérie de Gabriele d’Annunzio.

 

Dans le même temps, l’activité littéraire de Loti ne se ralentit pas. Il se multiplie dans la presse, Le Figaro, L’Illustration, entre autres. Littérature « officielle », en quelque sorte. Son Journal présente une autre facette de son talent. C’est ce qui en fait l’intérêt et l’agrément.

 

Le style en est sans apprêt, souvent lapidaire ou elliptique. Il vise avant tout à l’efficacité. Ainsi ce récit, daté du 12 octobre 1916, et situé à la station de DCA de St Fontaine, dans les Vosges : « Guetté tout le jour les avions boches ; un seul paraît que nous bombardons et qui se sauve. La vue est immense, sur les vallées, les cimes ; on aperçoit les tranchées boches. L’attaque française nous est annoncée pour 4 heures ; rien de visible nulle part, rien qui bouge, un calme infini sur les campagnes ensoleillées. »

 

Quand, après une longue attente, l’attaque se déclenche enfin, « le bruit infernal dure ½ heure, et toutes les vallées sont pleines d’épais nuages qui traînent dans les tranchées boches (nos gaz asphyxiants). Et puis tout à coup, l’attaque est finie, les tranchées boches à moitié bouleversées. Il n’y aura plus demain qu’à compter les morts. » Difficile d’être plus concis – et plus expressif.

 

À noter la qualité de l’appareil critique qui offre, outre une introduction et une biographie de Loti, de copieuses annexes contenant, entre autres, une bibliographie critique. Autant dire que cet ouvrage de référence est aussi un indispensable outil de travail.

 

Jacques Aboucaya

 

Pierre Loti, Soldats bleus, Journal intime 1914-1918, édition établie par Alain Quella-Villéger et Bruno Veccier, La Table Ronde, coll. « la petite vermillon », janvier 2014, 424 p., 10,20 €


> Lire également la critique de Frédéric Chef

Aucun commentaire pour ce contenu.