Pierre Loti : Soldats bleus, Journal intime 1914-1918
Porteur de lettres, il sillonne le front en voiture au nom du général Gallieni, effectuant des missions diplomatiques avec la Turquie – qui est un peu sa seconde patrie –, pour empêcher son sultan de déclarer la guerre sainte, ou réunissant la documentation utile à la propagande de littérature militaire qu’il se propose d’illustrer. Servir à tout prix, tel est son credo. Pas question de se prélasser dans les fauteuils de l’arrière. Loti, pourtant, n’est pas dupe des effets dévastateurs qu’aura cette horrible guerre d’extermination. Tout comme Jaurès, l’auteur d’Azyadé sait que la partie sera difficile, coûteuse en vies humaines. Soit. Mais la Hyène enragée doit être terrassée. L’officier de liaison reprend son bâton de pèlerin et sa plume pour rendre compte, au jour le jour, des réflexions que lui inspirent les combats dont il se fait l’écho. De loin, sans véritable danger, certes. Mais sur le terrain des opérations, tout de même. Il fait, pour ses reportages, provision de notes et regards incisifs sur les femmes françaises magnifiquement agrandies par la guerre, sur Soissons, Noyon et Reims, villes sur le front, anéanties par l’Hydre germanique – avec des accents patriotiques très appuyés, un parfum de revanche entretenu depuis 1870 –, déroulant une longue mélopée nostalgique sur la fuite du temps et sur la futilité de se battre.
Loti, en effet, n’est pas dupe : il évoque cette époque des cavernes – la guerre des tranchées –, indigne de la civilisation européenne. Mais ces petits souterrains pour la souffrance et l’abnégation, c’est là que se sera tenue notre meilleure et notre plus pure école de socialisme, écrit-il prophétique. Moins soldat qu’écrivain, peut-être, qui semble n’avoir vu chez le soldat que ce qui exalte son sens du courage et du devoir, Loti forge au passage de superbes images – c’est ce qu’on attend d’un “poète ” sensible – qui saisit au vol des visions banales tournées en fulgurances. Exemples : La mort qui revient, sournoisement voleter ici, avec une espèce de petit cri d’oiseau ! ; ou concernant le ciel : on y entend voler comme des espèces de gros scarabées, qui en passant font un bourdonnement d’aéroplane ; ou à propos des barbelés tendus entre les lignes : On croirait que des araignées géantes ont tissé leurs toiles sur ces myriades de piquets, qui s’en vont à perte de vue [...] Pour Loti, le soldat bleu affronte rien moins que le Minotaure dans un labyrinthe, sans le secours d’Ariane et de son fil.
La guerre ne guérit pas totalement l’écrivain de ses angoisses, de sa légendaire mélancolie. Peu à peu, il se détourne de ce conflit porté par les hommes à visées courtes pour célébrer les bienfaits de la science et, au pied de Venise emmaillotée dans une gaine protectrice sous l’éventualité d’une pluie de fer, note que les chefs-d’œuvre de l’art, camouflés, essaient de survivre à notre époque de barbarie effroyable, qui doit annoncer la fin des temps. Qu’il s’agisse d’errer dans des villages en ruines parmi les phalènes – avions abattus – ou retrouvant son fils déprimé comme lui par l’époque, Loti s’efforce de mettre en mots ce qui transpire de cette guerre. Pierre Loti, malgré ses efforts pour rester un soldat parmi les siens, sera définitivement « rayé des cadres de la réserve par limite d’âge ». Jusqu’au soulagement, ce lundi 11 novembre 1918 : La victoire, la paix ! Enfin, la guerre, comme le journal, se referme à jamais...
Frédéric Chef
Pierre Loti, Soldats bleus, Journal intime 1914-1918, La Table Ronde, coll. « La petite vermillon », janvier 2014, 422 pages, 10,20 €
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