La Chronique de Salon de Pierre Pelot : Pépites et autres trésors

 

Il y a peu, je le disais déjà, et ce n’est pas une raison pour ne pas le répéter. On ne va pas se gêner. Je disais donc : Je ne sais pas vous, mais moi en tout cas, si. Il y avait longtemps que je n’avais pas mis le nez dans une BD qui me laisse sur le cul, le souffle retenu dans l’attente d’encore, la dernière page tournée, et un reniflement tristounet (mais discret) parce que c’est fini. C’est pas toujours. C’est pas souvent. Souvent c’est plutôt l’inverse : quelques pages avalées qui vous pèsent sur l’estomac, vous coupent la faim et l’envie de poursuivre, vous n’en avez rien à secouer, en fait, de cette histoire qu’on vous raconte platement, à coups de dessins qui vous agacent l’œil. Parce que c’est ça, une BD : une histoire racontée en bandes dessinées qui se suivent et se poursuivent et s’égrènent au fil des tournements de pages. Nombre de fois donc, l’histoire ne répond certainement pas à la question que doit se poser élémentairement tout narrateur sur le point de narrer : ce truc mérite-t-il de l’être — narré ? Mm ? Et même si le dessin est « bon », tellement bon qu’il ressemble à trente mille autres, même si le dessinateur « sait dessiner »… Ça ne le fait pas obligatoirement. Juste, c’est dans un panier de bons produits. Ça se mange, c’est du MacDo. Autrement dit de la bonne et belle merde.

Alors que là…


Ça s’appelle : Les Vieux fourneaux. Deux tomes à cette heure. Tome 1 : Ceux qui restent. Tome 2 : Bonny and Pierrot. Ah nom de Dieu les belles églises ! C’est écrit/dessiné, raconté, par Lupano et Cauuet. Loués soient-ils. Pour avoir eu cette idée qui valait, elle, ô combien la peine d’être racontée, mettant en scène des vieux fourneaux, vestiges des années de gloire 68, toujours en vie et en action, au bout du bout du plongeoir, hein, oui, bon. Certes. Il faut bien voir les choses en face. Ce qui n’empêche. C’est pas parce qu’on est sur le bout du chemin qu’il faut s’asseoir au bord et se passer de promenades. Ah les vieux bougres. Et vous, jeunes cons s’il en est, comme tout le monde, vous vous dîtes que des histoires de vieux cons… ouais, ça va manquer de pinups, de flingues, de fesses et de calibres... Ça va faire dans la tapisserie qui se décolle. « Quand ils sortent de l’œuf, du cocon, tous les jeunes blancs becs prennent les vieux mecs pour des cons ; quand ils sont dev’nus des têtes chenues, des grisons, tous les vieux fourneaux prennent les jeunots pour des cons… » C’est Brassens qui le dit. Un vieux con, lui aussi ? 

Ceux-là, Pierrot, Mimile, Antoine, sont des spéciaux. On leur doit quand même une assos de mal fichus, ridés et bancals, dont la devise est Ni Yeux ni Maîtres, et le but de faire joyeusement chier le monde. Vive l’Anarchie. Deux albums, deux histoires, les histoires en morceaux ça fait partie d’une seule, en fait. Une troisième, vite ! La suite ! C’est du cinoche, c’est de l’Audiard, c’est d’une virtuosité dans la narration et les dialogues qui vous tartent dans la gueule avec joyeuseté, c’est un dessin d’une précision, d’une légèreté, d’une dureté…

C’est du bonheur, quoi.

Et ce n’est pas parce que je l’ai dit que je ne vais pas le redire. C’est fait. Or donc, ça s’appelle : Les Vieux fourneaux – Tomes 1 & 2- Lupano et Cauuet. Dargaud.

 

C’est comme pour Alaska, tiens. L’Alaska… Déjà, rien que le nom… On en rêve, on en salive. On a en tête devant nos yeux — clos pour mieux affiner la vision —, des images de montagnes gigantesques et de neiges à perte de souffle, des images de forêts parcourues d’élans, de grizzlys, de gloutons, de cerfs, de toutes sortes de ces bêtes admirables majestueuses. De loups comme des princes. L’Alaska, on a bien sûr envie d’aller y voir la couleur immense du ciel. En Alaska des gens vivent. Et ce depuis longtemps. Ceux d’ici sont tombés de plusieurs lointaines générations. Une famille. Des oncles et des tantes, des mères et des pères, des frères et des sœurs. Ils sont pêcheurs de saumons et de truites, ils dansent sur les courants de la mer et des rivières, sur les billots qui roulent, ils coupent des arbres, font ce qu’ils appellent des cabanes dans les étendues, des concours de tronçonneuses. Ils élèvent des chiens. Ils font des enfants, ils s’en vont, ils reviennent, ils sont saouls à faire les pires bêtises, raides comme des arbres sous le gel. Ils forgent leurs couteaux dans des lames de scie pour travailler à l’usine de poissons. À l’entrée de l’hôpital de leur ville, là-haut vers le nord, il y a un mannequin recouvert des hameçons retirés des chairs des pêcheurs. Ils jouent nus pieds dans la neige qui mord. Ils pillent les avions qui se crashent aux abords de chez eux… Ils vivent comme des fous, et leur âme visible dans le froid leur sort des narines et des stalactites de leurs barbes, par bouffées.

Ces personnages sont la famille de Gracie. Elle les raconte, elle raconte quelques pirouettes de leur existence en ce bas monde du côté de la forêt. Ils se nomment ou se surnomment Hicky, Fox, Fast Eddie Doormat, Oncle Sly, Slug, Spook, Puppygal, Pups… La rivière s’appelle La Kenai. Les saumons rouges n’ont pas de noms.

Et Melinda Moustakis, à peine trente ans, la bougresse, raconte avec des mots comme des pépites — il paraît qu’on en trouve dans ces contrées. Une écriture hantée, habitée de rude finesse, de fine rudesse, acérée comme un hameçon, chanteuse comme du vent dans les ramures, des crissements de pas sur la croûte de gel, le sifflement soyeux d’un patin de traîneau. Magnifiquement. Une écriture qui donne soif et qu’on boit à l’envi. Jusqu’à la belle ivresse. Ce livre avec les histoires qu’il offre, les personnages qui les remplissent, est rare. Sont rares. Vraiment. 200 pages de beaux bonheurs. C’est Alaska, c’est publié par Gallmeister, qui n’est pas rien. Genre éditeur.

 

Et pour finir, sur du velours : Le Jardin des silences, par Mélanie Fazi. Disons-le, allez, disons-le : ce livre est un coffret à bijoux contenant bien serrée une douzaine de laques que l’on qualifiera sans exagération de précieuses. Une douzaine d’histoires que la voix de Mélanie Fazi nous raconte, à sa façon, et qui ne seraient pas ces histoires-là si quelque autre conteur nous les servait — et d’ailleurs tout autre conteur ne nous les servirait pas. Car il faut l’entendre, sa voix, il faut le ressentir, ce ton, glissant tout en force, quand bien même suave, qui s’écoute et se boit avec un bonheur attentif, dans les mots écrits, rangés dans cet ordre-là qui n’appartient qu’à elle. C’est du talent. C’est ainsi que ça s’appelle. Ça ne ressemble, oui, à nul autre. Elle sait. Cette dame est une bien belle écrivaine, elle sait comme seule elle sait.

Douze histoires. Nous les partageons toutes et chacune avec la narratrice qui nous emporte en ces voyages bien particuliers dont elle est le guide. Fazi ne se balade pas n’importe où, et ni surtout sur les sentiers battus. Elle ne voyage en nul autre endroit qu’elle même, elle même dans le monde que nous partageons, elle même dans son monde.

Elle écrit, nous disent-ils, du fantastique. Le genre. Sauf que pour ce faire elle n’emploie pas les ordinaires outils que des centaines de greffons dudit genre utilisent dans l’espoir de fructifier. Jamais elle ne dira ou se dira « je vais vous écrire un machin fantastique, empoignons les ciseaux et les emporte-pièce qui conviennent pour y aller de nos collages. Non. La différence est là : Mélanie Fazi écrit, superbement, des histoires qui lui tombent du ventre et qui se trouvent être, par le fait, fantastiques. Qui sont LE fantastique. Elle l’invente à chaque fois, le genre. D’autres écrivains rarement avant elle nous ont fait cette manière de proposition d’écriture, pas autrement, à l’exemple dans la démarche de Miguel Angel Asturias.

Promenades au « Jardin des Silences » qui apparaît la nuit sur le fil des errances de celle qui un jour a commis ce qui s’appelle un crime. Marcher en compagnie de « Trois Renards » au côté d’une violoniste dont l’archet en pleurant appelle au rendez-vous les animaux de la brume. Et puis « l’Eté dans la Vallée » de celle dont la voix est magie essentiellement incompréhensible, et puis le « Miroir de Porcelaine » échangeant votre reflet de créatrice avec l’œuvre achevée… Et c’est « l’Arbre et les Corneilles » et les allées et venues à Noël des magnifiques oiseaux noirs descendus d’autre part. Et encore une « Autre Route » au bord de laquelle on se retrouve au cœur du brouillard, dans une file de voitures désertées, sous le sable qui vole…

Le recueil chante l’enchantement. L’enchantement d’une écriture superbe portant le fantastique à son ordinaire extraordinaire.

C’est pas tout le monde.

À la semaine prochaine où il ne sera pas question de livres, mais de pâtes.

 

Pierre Pelot

Peinture © Pierre Pelot

 

Wilfrid Lupano, Paul Cauuet, Les Vieux Fourneaux. Tome 1 : Ceux qui restent, Dargaud, avril 2014, 56 pages, 11,99 €. Tome 2, Bonny and Pierrot, Dargaud, octobre 2014, 56 pages, 11,99 €

 

Melinda Moustakis, Alaska, Gallmeister, octobre 2014, 216 pages, 22,50 €

 

Mélanie Fazi, Le Jardin des silences, Bragelonne, octobre 2014, 320 pages, 15 €


> Retrouvez d'autres textes de Pierre Pelot sur son site internet, La tanière.

 

Aucun commentaire pour ce contenu.