Frédéric Benrath, peintre romantique

Nul doute que si Baltazar apprécie tant qu’on lui envoie des cartes postales, il tient cette manie de son ami Benrath qui, lui, aimait autant les recevoir que les envoyer… Une manière de dire autrement ce que la seule peinture ne peut exprimer sans la complicité des mots, variante des deux peintres vers l’amour des livres peints, illustrés, enluminés par leurs soins. Avec une attention plus nette chez Baltazar et un goût plus épistolier pour Benrath qui cultive ce lieu de l’échange où une pensée se saisit de toute son ampleur en raison du destinataire, connu, alors même que la pensée s’exprime par la main sur la feuille blanche ; chose que l’on ne partage pas dans l’illustration des livres, offrant à un large public la possibilité d’une rencontre sans en avoir la certitude.

Frédéric Benrath envoya donc quelques bouteilles à la mer : à Jacques Gairard, ami et collectionneur, puis à Jean-Noël Vuarnet, philosophe, auteur du Philosophe-artiste consacré à Nietzsche qui deviendra en quelque sorte son mentor, celui qui l’empêchera « de dire des âneries… », Vuarnet l’homme raisonnable, au sens où on l’entendait au XVIIIe siècle. Et celui, surtout, qui va devenir au fil des années le dépositaire privilégié de sa pensée à laquelle il permet, par une véritable écoute, de prendre forme.
À tous deux Benrath envoie en carte postale la vue d’une chambre, celle de Nietzsche, à Sils Maria au premier ; celle de Goethe, à Winkel au second. En prenant bien soin de remplacer la fenêtre par une miniature de l’un de ses tableaux. Une manière de tenter d’expliquer son approche de la création picturale qui est une problématique liée à l’espace ménagé par un autre. Benrath ne veut pas rentrer en dialogue avec le décor, instaurer des échos entre son tableau et le reste du monde mais bien se saisir d’un fait, imposer une place, faire contraste avec. Main tendue à cet Autre qui n’est forcément pas identique à lui-même.

 

Ce n’est pas une lubie ni une coquetterie mais bien un jeu sérieux, comme disait Caspar David Friedrich, un défi au sens de la vie dans l’absurdité de sa conception imposée aux Hommes dans lequel Frédéric Benrath va s’épanouir, livrant par la suite une chambre de Taine –  penseur du XIXe siècle, qui théorise le milieu avec un individu seulement reconnaissable dans et par le cadre de sa vie quotidienne – une chambre de Proust, etc.

Nietzsche sera son guide, et ainsi, un beau jour, Benrath ira à Sils Maria, en 1989, y peindra une série où chaque toile portera le même nom, Engadiner Brief (Lettre d’Engadine), intégrant alors plus de matière – oublié les nuages vaporeux – comme si le paysage montagneux l’imposait, et de contrastes, couleur claire sur fond obscur et signalement d’impacts langagiers, de traces, par de longs traits vigoureux et profonds, en négatif dans le pigment ainsi chassé de son surplus qui donne à voir l’arrière du décor. Chaque tableau n’existe que pour celui auquel il est destiné. Benrath revient à une gestualité délaissée depuis les années 1960 et sa dénonciation du chaos.
Miracle du lieu, là-même où Nietzsche eut l’intuition de l’Éternel Retour, Benrath envoie des lettres-tableaux. Si l’allemand est un artiste, notre peintre est bien un philosophe…

Il y a eu la figuration et la défiguration, pourquoi pas l’infuguration ? … Mais l’infigurable, ce n’est pas le Mystère, c’est ce qui, empêchant le rapport à un modèle quel qu’il soit, nous libère de l’imitation – ce qui la grille ou la brûle. Peindre, ce n’est pas copier, c’est respirer dans l’air libre. Or, cet air-là n’est pas l’atmosphère. Il y a des « lieux inhabitables ».

Tout comme Julius Baltazar naquit de la décision de Dali (trouvant son patronyme impossible à porter pour un peintre), Frédéric Benrath vit le jour en 1953 lorsque Philippe Gérard fit son premier voyage en Allemagne et découvrit, près de Düsseldorf, le château de Benrath. Le prénom fut un jeu d’enfant à trouver tant Friedrich Nietzsche, Friedrich Hölderlin et Caspar David Friedrich hantaient ses pensées…
Le voilà donc nanti d’une signature, et la fouge s’empare de l’homme qui ravage ses tableaux, lacère, gratte, impulsant une force brute qui tourbillonne, explore, fourmille d’indices, impulse joie et crainte au regardeur, puis l’hypnotise et le conquière définitivement par les fondus enchaînés de scènes colorées qui s’imbriquent dans la rétine et foudroie l’âme. La magie opère dans l’axe de la perspective, vortex d’huile en pigments désirés sous l’orage des sfumatos d’un désespoir impossible à éteindre. L’incendie des affects explose au-delà du cadre et tout le monde en profite…

Benrath suprématiste alors ?
À contempler dans une sorte d’extase ses tableaux, on se souvient de Malewicz qui affirmait que le suprématisme est le sémaphore de la couleur dans l’illimité. Ainsi les œuvres de Frédéric Benrath sont aussi une matérialisation de pensées sur les possibles expressifs qu’une surface plane confrontée à des couleurs peut produire quand le point extrême est franchi : dès lors que le support fait corps avec l’œuvre et l’espace qui la porte.

Benrath explorateur aussi, de l’air et du cosmos, comme du souffle et des déserts : il s’applique à « percer la coquille mystique de la couleur » (Turner à propos de Rembrandt). Michaux ayant balayé en lui tout ce qui pouvait encore demeurer stable et/ou permanent, Benrath s’ancre dans le nomadisme et arpente l’espace, ayant enfin un terrain de jeu à ses mesures, c’est-à-dire infini…

« Sans la peinture je ne suis rien », disait-il à ses confidents. Faut-il voir dans son accident mortel le signe du destin qui frappa, comme Ubac, Debré et tant d’autres qui n’ayant – presque – plus rien à dire, à peindre, à créer, s’éteignirent inconsciemment, ouvrant les voies à la maladie ou à l’imbécile qui roule trop vite et écrase le piéton malentendant et un peu dans la lune ?
Ouvert au monde, Frédéric Benrath, dont tous ses amis corroborent l’image d’un homme profondément bon – j’ai connu tant de méchants peintres –, se questionnait sur l’être humain, voulait donner forme, par la peinture, à l’humanité anxieuse de l’homme. Oui, la peinture comme mesure de l’être, incarnée par des diptyques dès 1998, tableaux rectangulaires, dans la hauteur, accrochés bas volontairement pour que l’on puisse sentir le souffle attractif dès lors qu’on s’en approche…  Mais si les Bougé de 1998 ont une profondeur plate et déclinent une chromatique à variantes, dès les années 2002-2003 les monochromes saturent violemment l’espoir d’ailleurs, et l’on verse alors dans un abstrait totalitaire qui heurte, blesse le regard si habitué à la sensibilité des années précédentes.

 

On semble descendre dans une noirceur abyssale, une fusion avec un néant galactique, trou noir qui aura aspiré toute la fameuse lumière des débuts, cette clarté d’espoir infinie qui planait sur l’œuvre et lui donnait sa splendeur d’imperfection. Même le renfort de la bichromie achève le spectateur dans une douche froide saturant les émotions.
Quelle altérité désormais ? quel espace à conquérir quand tout est aplani, saturé, abandonné… et ce n’est pas en cherchant à modifier la surface du tableau que l’on parvient à détourner l’émotion provoquée, la déception suscitée.

 

Autant les premières approches de la fin des années 1980 (Fleurissent pour qui voyage les routes dans l’ouvert ou L’exploration de l’air) libéraient le regardeur du nihilisme et l’incitait à solliciter sa mémoire, du jardin d’Eden à l’impossible séparation, des spirales à la sensualité foudroyantes aux nuages d’émanation florale, autant Mes hautes solitudes (2004) frise la panique, ces deux grands rectangles foncés (vert, bleu) n’inspirant qu’amertume dans un sentiment de déjà vu, dix fois, cent fois, comme si l’artiste se jouait de lui-même en voulant se confronter à l’intensité qui régente le champ de force dans lequel il officie.
Prisonnier d’un concept Benrath semble se perdre dans un trou noir. Doit-on y voir la néfaste influence de Deleuze (Benrath était un fervent lecteur de Différence et répétition) qui fit rêver l’artiste de pouvoir réaliser dix fois le même tableau par des moyens non mécaniques pour que le spectateur en éprouve la différence dans la répétition ? Mais nous sortons alors du l’art pour entrer dans la sociologie, la performance, l’idéologie, si la technique prime sur l’émotion et la beauté de l’objet… Cette peinture de la parole, du désir de répétition tue la puissance et l’intention première de la peinture, le tragique noie l’euphorie première.
À trop vouloir ouvrir Benrath annihile l’épiphanie à rebours et éteint le tableau.

 

 

Je préfère alors me souvenir de Frédéric Benrath par-delà les nuages, ses magnifiques compositions majeures des années 1960-1980 voire 1990, épousant les canons de l’abstraction chaude chère à Léon Degand (1950), en opposition à l’abstraction géométrique. Une suggestion émoustillée par l’inachèvement et l’instabilité des formes. Mais surtout ne lui collait pas l’étiquette de nuagiste et encore moins celle d’une abstraction naturaliste, si cela fait penser à des paysages, il faut alors se ranger du côté de Michaux : « paysage de la vie, non de la surface de la terre ».

Frédéric Benrath peint, non pas la nature, mais une réflexion sur la mimésis : il revendique le fait que sa peinture ne saurait trouver ses sources dans les formes visibles du monde, ce qu’en philosophie on nomme natura naturata, car l’art ne doit pas imiter la nature en ses œuvres (Spinoza). Mais comme elle, Benrath peut, veut faire jaillir un monde, son monde, à partir du rien, ce chaos, ce vide duquel vient le salut… Peintre romantique, Benrath n’est ni suiveur anachronique ni exilé dans son temps mais bien un homme qui a trouvé dans le romantisme le plus aigu – celui du cercle d’Iéna et de Turner – l’exacte formulation de sa propre quête. N’oublions pas qu’il est un peintre-philosophe, il doit donc communiquer, user des mots, avec ses amis, les critiques, les collectionneurs, comme autant de manières de se frotter à une indispensable altérité.

Splendide monographie richement illustrée et dotée de plusieurs annexes – liste exhaustive des expositions personnelles, principales expositions collectives, bibliographie des écrits publiés de l’artiste, principaux articles ou publications critiques sur l’œuvre – qui en font un outil de référence incontournable et donne envie d’aller à Lyon, à la galerie Michel Descours qui propose une exposition jusqu’au 19 novembre 2016. On espère qu’elle ne sera pas axée uniquement sur les monochromes des dernières années, comme ce fut le cas à Paris en septembre, donnant à voir une seule et pâle image de l’immense œuvre de Benrath, si riche et variée qu’elle ne peut se laisser enfermer dans les dernières années, qui ne sont pas, et de loin, les meilleures…

François Xavier

Pierre Wat (sous la direction de), Frédéric Benrath, 250 illustrations couleur, 265 x 316, Hazan, septembre 2016, 248 p.60 €

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