Les Préraphaélites, la beauté en partage

Se rebeller afin de défendre « des principes éternels ». Pour John Ruskin (1819-1900), ces mots que l’auteur de ce splendide ouvrage reprend dans son introduction, ont valeur de manifeste. Trois jeunes artistes britanniques non seulement les font leur mais en quelque sorte les transforment en une confrérie qui les lie au point que le nom qu’ils lui donnent est révélateur, celui de fraternité. Dante Gabriel Rossetti, William Holman Hunt et John Everett Millais sont les initiateurs en1848 du mouvement préraphaélite - c'est-à-dire d’avant Raphaël - qui veut retrouver l’essence de l’art tel qu’il était avant celui que pratiqua le maître d’Urbino, aux «effets inutiles et trompeurs », loin d’un idéal moral et esthétique auquel ils veulent redonner sa valeur et sa suprématie. Ils rejoignent ainsi ces préceptes de Ruskin qui résumait en quelques points sa vision de la beauté de l’art mais surtout de la peinture, thèse reprise dans plusieurs passages de ses écrits. Celle-ci repose sur une série d’exigences, notamment sur une parfaite exécution, la prééminence de la figure, l’absence de douleur et par contrepoids la présence d’une certaine sérénité. On note combien ces critères sont importants pour eux comme ils l’étaient pour Ruskin qui entendait avant tout, à l’appui des paroles et par le biais des images, « frapper l’œil physique de son lecteur ». Sage célébré à son époque, prophète écouté de ses contemporains, un tableau exécuté d’après une photographie prise en 1895 montre le critique âgé - il a alors 79 ans - pensif, méditant, et pour ainsi dire retiré du monde.

C’est donc le retour à une forme de pureté comme elle se voyait, entre autres dans les décorations médiévales et surtout dans l’art religieux de la première Renaissance italienne, qui retient l’attention des jeunes artistes, tous à quelques années près de la même génération. Leurs multiples talents vont pouvoir aisément s’appliquer et se faire valoir à travers l’étendue de leurs œuvres. La Vierge, les saints, les épisodes sacrés inspirent aussi bien Hunt, Rossetti et Burne-Jones que Ford Madox Brown, Arthur Hughes, William Dyce, considéré comme le précurseur. Ces deux derniers artistes ont produit les beaux portraits de Saint Joseph et de Madeleine, aux tonalités douces et assez sombres qu’éclairent quelques taches de blancheur, des ocres, des gris, présentés dans ce livre. A noter que leur démarche est voisine de celle des jeunes nazaréens allemands, eux aussi épris de l’art italien, qui aspiraient à un renouveau de la peinture et qui ne manquèrent pas d’influencer les Britanniques.


Toutefois, sous les critiques, ces derniers s’ouvriront à d’autres sujets, moins religieux. En effet, après la spiritualité, d’autres sources stimulent les Préraphaélites, en particulier « la mythologie, la littérature et la poésie », surtout si les mots, rappelant les grands textes antiques, sont en soi des prétextes à composer des scènes dont la force expressive est faite autant de vérité que d’imagination, de délicatesse que de puissance, où la fatalité oriente les destinées comme la sensualité les gestes. Les héroïnes et les héros de ces toiles se nomment ici Eros, Bacchus et Danaé, là Ophélie, Francesca da Rimini, Juliette, Lancelot et Roméo. Grâce à jeu plastique qui atteint des sommets de raffinement et de conviction, aux harmonies de tons et aux contrastes dont les effets s’accroissent, les narrations acquièrent des dimensions à la fois épiques et familières.  

Comme on l’écrivit de Burne-Jones, ces artistes furent des « chevaliers de l’esthétique égarés dans leur siècle, des apôtres de la beauté». Sous les atours et les cuirasses, aux sons du vent et des complaintes, le versant tragique des existences et des passions se révèle entier, inentamé. Il y a toujours une résolution intime qui conduit ces personnages jusqu’au bout de leurs actions. L’élégance des attitudes, l’éloignement des regards, le silence des bouches cachent cette volonté de conquérir, de mourir et d’aimer qui résonne en échos profonds chez chacun. Avec Sir Galaad, la quête du Graal, huile sur toile de 1870 signée par Arthur Hughes, sous une vaste nuit étoilée alors que dans le ciel apparaissent trois anges intensément lumineux dont deux balancent des encensoirs, un cavalier en armure dorée tenant à deux mains une longue lance avance au pas de son cheval blanc, à la rencontre de la mort qui surviendra au terme de sa chevauchée.  

Les contes, la vie quotidienne en Angleterre, les romans ont été une autre mine que les Préraphaélites ont exploitée, sans doute avec des succès inégaux dans la mesure où certains tableaux perdent en intérêt en raison de leur académisme trop marqué ou du côté anecdotique des sujets. Mais il s’en dégage en général un pouvoir de séduction étonnant qui convoque tous les éléments les plus attrayants visuellement pour que, captivé par ces figures, par ces vêtements aux drapés somptueux, par ces décors végétaux ou minéraux, l’œil saisisse toute la portée de l’histoire, acquiesce à son déroulement, salue la virtuosité du pinceau. Fleurs, ailes d’anges, coffret précieux, épée, miroirs et fontaines, vagues et luth entrent dans le répertoire pour ainsi dire obligé des artistes.

 

Enfin le portrait est l’autre thème par lequel, brodant à l’infini, les Préraphaélites célèbrent la femme, soulignent son visage à l’ovale idéal, accentuent sa chevelure qui est une seconde parure. Tantôt en sorcière dans Sidonia von Bork, haute femme en robe aux entrelacs diaboliques, tantôt en Marguerite fascinée par les bijoux de Faust, tantôt encore en mince Sibylle enveloppée dans une tunique aux plis savants, soulignant la sveltesse du corps, même si les factures se reconnaissent et se répètent, comme pour les profils, ces peintres ont créé « de véritables icônes » dont, en dépit de la rareté des sourires, on ne se lasse pas de détailler la régularité de la bouche et les fines courbes des lèvres, les ondulations des cheveux, le mystère qui anime les prunelles.

 

Au fil du temps, les goûts évoluant, les références aussi, le style initial préraphaélite glissera vers davantage de décoration, perdant peut-être sa spiritualité première, gagnant cependant une liberté neuve et moins formelle.   

Historien d’art, journaliste, l’auteur qui a écrit précédemment pour cette maison un livre sur l’Art Déco, en présentant une ample galerie de tableaux, « des incontournables aux plus secrets », retrace en quelques chapitres essentiels, la démarche esthétique de ces peintres qui ont eu pour règle exclusive d’être les servants du culte du beau. La qualité des illustrations sert admirablement ce propos et offre le plaisir de le suivre de près, page après page. On notera que le nom de certains d’entre eux - Burne-Jones, Hughes, Rossetti -  intègre l’exposition qui s’est ouverte récemment au musée Jacquemart-André, Désirs et volupté à l’époque victorienne et prolonge, dans  un registre différent, ce séduisant univers.  

 

Dominique Vergnon

 

Guillaume Morel, Les Préraphaélites, de Rossetti à Burne-Jones, Editions Place des Victoires - Editions Mengès, septembre 2013, 280 pages, 270 illustrations, 29x29 cm, tranches dorées, 39,95 euros.

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