Du sel sous les paupières


Thomas Day fait partie de ces auteurs francophones qui ont réussi à se faire une place dans le milieu éditorial de la SF, plutôt recroquevillé sur lui-même depuis la crise du début des années 90. Il propose ici un roman inédit, Du Sel sous les paupières, directement édité en poche, qui se rattache au genre de l’uchronie. 

Histoire d’adolescents

1922, En Irlande, le jeune Patrick Dolan surprend sa mère en train de s’envoyer en l’air avec le curé local. Dégoûté, il fugue et est recruté par l’IRA. Il rencontre Michael Collins, un des leaders de la révolution irlandaise, qui l’envoie se cacher près de la forêt de Killarney, ancien domaine des fées et des elfes d’après les légendes celtiques.

Bretagne. Un adolescent nommé Judicaël, orphelin, survit dans le Saint-Malo de l’après-guerre en vendant des illustrés à la sauvette, et en commettant des vols pour arrondir les fins de mois difficiles. La tête pleine des histoires racontées par son grand-père, vieux marin qui vient de décéder, il rêve en silence d’autre chose ; jusqu’à sa rencontre au coin d’une rue avec une fille nommée Mädchen. Il commence à la fréquenter, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Judicaël se met à sa recherche, tandis que les rues de Saint Malo connaissent la terreur suite à des disparitions d’enfants imputées à un tueur énigmatique, le Rémouleur. Judicaël finit par rencontrer le Rémouleur : robot créé par un scientifique allemand, qui a voulu le soustraire au corps militaire du Reich soucieux de préparer la revanche, il n’est pour rien dans cette série de disparitions d’enfants. Judicaël se lie avec lui et ils découvrent ensemble que ces disparitions sont en rapport avec l’activité d’une usine, installée par l’Etat français, où l’on fabrique des armes pour la future guerre. Il y retrouve Mädchen, mourante. Judicaël part à la recherche d’un remède pour Mädchen et rencontre des elfes qui lui parlent des mystères de la forêt de Killarney en Irlande…

Dans ce roman, on parle des adolescents et de leur rébellion face au monde des adultes — Mädchen, jeune fille en allemand, et Judicaël sont les symboles même de cette adolescence. Adultes qui trahissent : l’infidélité de la mère de Dolan, le père de Judicaël qui l’abandonne pour la guerre. L’éveil à l’amour est aussi présent à travers les rapports entre Judicaël et Mädchen — le traitement donné en est d’ailleurs bien mièvre.

Un monde si différent et si proche

Le roman marie des univers et des genres différents de l’uchronie au fantastique, du conte initiatique au folklore celtique, la science et la magie, avec un zeste de nostalgie qui fait penser au courant steampunk — décrivant des mondes proches des anticipations de Jules Verne, Edgar Rice Burroughs et Wells. Du Sel sous les paupières se déroule donc dans un monde légèrement (mais suffisamment) différent du nôtre où la première guerre mondiale s’est terminée par le déchaînement d’une arme biologique (la mystérieuse brume qui règne sur l’Europe). Les puissances européennes préparent déjà la seconde : militarismes français et allemand sont renvoyés dos à dos. Les anglais ne sont d’ailleurs pas mieux traités. Le personnage du Rémouleur intéresse : créé par l’homme, capable de parler, il a développé des émotions et fait tout pour aider Judicaël dans sa quête, et finit même par se sacrifier. Remarquons au passage que le rémouleur est,contemporain de la pièce de théâtre de Karel Capek sur le thème du robot et cousin du personnage de l’Automate de Nuremberg, novella de Thomas Day qui traitait déjà en partie ce thème, ainsi qu’un hommage à Asimov et son cycle éponyme.

Dès que le roman adopte une ambiance fantasy — dernier ingrédient du mariage des genres auquel invite l’auteur —, le résultat devient plus envoûtant. On se prend à s’intéresser au destin des personnages, on vibre finalement avec eux, malgré un côté fleur bleue et naïf qui gêne parfois. Mais la magie est du côté des amoureux et le critique insatisfait se laissa porter. Recommandé aux amateurs de steampunk, de légendes celtiques comme aux adolescents.

Sylvain Bonnet

Thomas Day, Du sel sous les paupières, Gallimard, Folio SF, Mars 2012, 288 pages, 7,50 €


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