"Las Vegas parano", l'Amérique sous acides

Passé par des journaux comme le New York Times, Esquire et Rolling Stone, Hunter S. Thompson était un journaliste plutôt excentrique, un des fondateurs du journalisme « gonzo » et héraut de la contre culture dans les années 60. Quant à Las Vegas Parano, il fait partie d’une espèce particulière, les livres cultes, devenu aussi un film culte réalisé par Terry Gilliam et sorti en 1997.

« Nous étions quelque part dans le coin de Barstow aux abords du désert quand les drogues ont commencé à nous travailler. »

1970. Le journaliste Raoul Duke et son avocat nommé Gonzo (décidément) partent pour Las Vegas. L’avocat a réussi à obtenir pour Duke un reportage sur une course d’autos. Mais ce n’est qu’un prétexte : allumés notoires, Duke et son avocat sont à la recherche du rêve américain, rien de moins. Pour cela et afin de tenir le temps du trajet, ils achètent pour des centaines de dollars de drogues : mescaline, herbe, LSD, sans compter l’Ether et des litres de Budweiser et de Tequila. Ils traversent le désert en affrontant des visions de chauves-souris géantes et autres hallucinations. Manquent de tuer un autostoppeur qui quitte leur voiture en route plutôt que de rester avec deux fous. Fous ? Ils arrivent à Vegas avec un seul objectif : rester stone le plus longtemps possible.

« Reste calme, continue à lire ton journal … »

Après avoir assisté à leur course de voitures en compagnie de bikers et de rednecks, les deux acolytes traversent une longue période de flippe et de paranoïa avant que mister Gonzo ne réussisse à obtenir pour Duke une accréditation pour assister à un congrès de policiers, réunis là pour débattre…des moyens de lutter contre le trafic de drogue. Nul doute sur l’expertise de nos deux acolytes sur ce genre d’affaires :

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries qu’ils sont en train de raconter ? murmura mon avocat. Il faut être complètement dément par l’acide pour croire qu’un joint peut ressembler à un cafard ! »

Las Vegas Parano est irracontable. C’est un trip, ou du moins ce qu’a écrit Thompson après être redescendu du trip que furent les années 60 pour toute une génération américaine. Ici et là des allusions politiques parsèment le livre — sur le Vietnam, la criminalité : on sait également  que l’auteur haïssait Nixon qu’il identifiait au mal le plus absolu, véritable corrupteur de la société américaine — à travers des citations ou des inserts d’articles de journaux (réels ou imaginaires ? En tout cas ça marche). Gageons que, comme il tenait absolument à s’immerger dans son sujet pour chacun de ses articles et ouvrages, Thompson a dû ingurgiter pas mal des drogues citées plus haut pour pouvoir ensuite décrire les visions cauchemardesques et le sentiment de paranoïa qui hantent le livre…

Las Vegas Parano
tient à la fois du roman et du reportage, s’inscrivant là directement dans le sillage du New journalism de Norman Mailer où l’essentiel n’est plus l’article mais le journaliste, prophétisant ainsi la fin de l’objectivité — ou du mythe de l’objectivité ? — de l’information. Sans oublier que Las Vegas Parano est tout autant une photographie de l’état de l’Amérique du début des années soixante-dix — une société secouée par les changements de la décennie précédente (droits civiques, émancipation des femmes, liberté sexuelle), la remise en cause des valeurs traditionnelles et déchirée par la guerre du Vietnam — qu’un autoportrait halluciné de l’auteur :

« J’avais l’impression d’être une réincarnation monstrueuse de Horatio Alger… Un homme en marche, juste assezmalade pour avoir confiance en tout. »

Thompson s’est suicidé en 2005 ; cela n’enlève rien à l’acidité de Las Vegas Parano. Mais aurait-il pu écrire le même livre aujourd’hui, au moment où l’Amérique traverse une des plus grandes crises de son histoire ? Les médias actuels — presse écrite et télévisions — accepteraient-ils d’employer un tel allumé ? On peut en douter.

Sylvain Bonnet


Hunter S.Thompson, Las Vegas parano, traduit de l'anglais (USA) par Philippe Mikriammos,Gallimard, "folio", septembre 2010, 336 pages, 6,60 €

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