"Sang maudit", Hammett ou la source du roman noir

« […]Mr Legget est-il là ?
    - Oui, me répondit-elle d’une voix aussi placide que son visage. Vous désirez le voir ?
J’acquiesçai.
Son sourire engloba également la pelouse.
    - Vous êtes détective, vous aussi ?
Je reconnus que oui. »

San Francisco, fin des années 20. Le Continental Op, héros sans nom d’Hammett, vient enquêter sur un vol de diamant pour le compte des assurances et va interroger les victimes du vol, la famille Legget. Il remarque quelques faits insolites comme le comportement erratique de la fille, Gabrielle, dont il découvre rapidement la dépendance à la morphine. Notre détective met alors le pied dans une histoire dont il ne sortira pas indemne…

Dashiell Hammett (1894-1961) a publié Sang maudit sous forme de feuilleton en quatre épisodes dans la revue populaire Black Mask. Le roman comporte trois séquences nettement séparées (une enquête sur un vol de diamants, une autre dans une secte, une dernière dans un village côtier, Quesada). A l’origine, il s’agit de trois short stories qui ne forment qu'une seule trame autour d'une jeune femme, Gabrielle, poursuivie par un destin qui semble s’acharner sur elle. Son nom, « Dain », suggère une malédiction, qui à un moment fait frôler à ce roman le fantastique. Et certaines images suggérées attestent de ce flirt : Gabrielle à cinq ans à peine qui vise avec une arme sa mère endormie, encouragée par sa tante. Le détective de la Continentale, drogué à l'éther, aux prises avec un fantôme ; une scène de sacrifice humain que notre investigateur viendra troubler au moment le plus crucial.

Mais rien n’y fait : nous sommes dans le roman noir, la hard boiled school, dont Dashiell Hammett est le fondateur et l’initiateur, celui dont Raymond Chandler disait : « le roman noir n’a connu qu’un seul grand écrivain, Dashiell Hammett ». Ici, on se frotte au réel, qu’on se prend dans la figure. Hammett, ce sont les années 20, marquées par la prohibition et l’ombre portée de la révolution bolchevique. L’Amérique est frappée par des mouvements sociaux durement réprimés, parfois par des détectives de la Pinkerton dont l’auteur fit partie un temps…
 
Conséquence, l’ami Dash pratique une écriture sans fioritures, dénuée de tout sentimentalisme, cousine de la littérature réaliste, presque naturaliste, qui se pratiquait en France à la fin du XIXe siècle. Jean-Patrick Manchette qualifiait sa technique de « régressive » en ce sens qu’il innovait peu du côté de la syntaxe et du vocabulaire : il ne faisait même, selon l’auteur de la Position du tireur couché, qu’ « imprimer la langue américaine courante ». Hammett ou la gloire de l’épure… le Continental Op, anti-héros sans visage, obstiné et pourtant profondément moral, est l’illustration la plus primitive — le Sam Spade du Faucon maltais viendra apporter un peu plus de sophistication dans l’univers de Hammett — de cette démarche authentiquement littéraire.

Sang maudit est l’histoire d’une jeune fille à qui ses parents ont menti et qui voit sa vie s’effondrer. Elle est l’objet de manipulations diverses, est une vraie victime ballottée au gré du récit. Le détective, un vrai dur à cuir, ne croit pas aux manipulations. Il voit les faits et recherche les raisons, tout en voulant ramener Gabrielle — qui perd ses parents, son mari… — dans le réel. Il veut lui éviter de sombrer, sans succès apparent.

Jusqu'à cette scène qui émerge du récit. Gabrielle : « Jamais je n'ai été capable de réfléchir clairement, comme le font les autres, même quand il s'agit des pensées les plus simples ». Quelques lignes plus bas, le détective la réconforte tout en lui donnant une clef pour survivre : « Personne ne pense clairement, même ceux qui prétendent le contraire. Penser est un truc à vous flanquer le vertige, il s'agit de saisir le plus grand nombre possible d'éléments évanescents et de les organiser au mieux ». Puis il la convainc qu'elle ne devient pas folle malgré l’amoncellement des cadavres autour d’elle et son addiction à la morphine ; pour lui, seuls les fous et les idiots sont sûrs de ne pas être dérangés. Anticipation subtile de la fin, du profil de celui qui élimine les proches de Gabrielle : Dash savait jouer avec nos nerfs.

Parce que pour des raisons économiques et éditoriales notamment, la première traduction était loin de respecter le texte de Dashiell Hammett, gageons que cette édition rend hommage à celui sans qui l’auteur de ces lignes s’ennuierait ferme. Hammett n’a pas vieilli, il se savoure toujours, aussi primordial que Flaubert. Si Sang maudit n’a pas la puissance noire de la Moisson rouge, il n’en est pas moins fait de la même essence.

« […] et s’il m’arrive d’être grossière, Laurence, c’est lui qu’il faudra tenir pour responsable : il n’a assurément pas eu une très bonne influence sur moi.
Elle semblait avoir parfaitement réchappé à tout.
Laurence Collinson rit avec nous, mais son rire n’était que de surface. J’avais dans l’idée que, à ses yeux, je n’avais pas eu une très bonne influence. »

Sylvain Bonnet

Dashiell Hammett, Sang maudit, traduit de l'américain par Nathalie Beunat et Pierre Bondil, Gallimard, Folio policier, janvier 2011, 336 pages, 6,80 €

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