"L'Affaire de road hill house", chronique d'un meurtre énigmatique
Un assassinat horrible, un
détective, une enquête… on se serait attendu à ce que l'Affaire Road Hill
House paraisse dans la collection « grands détectives » chez 10/18 et
pourtant c’est bien dans la collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein, «
domaine étranger » que paraît non pas le roman mais l’étude de Kate
Summerscale. Elle relate ici l’histoire d’un meurtre qui, comme elle le précise
dans son introduction, « mit en péril la carrière de l’un des premiers et plus
grands policiers britanniques, enfiévra le pays d’un bout à l’autre et donna
son orientation à la littérature policière. »
La violation « du sanctuaire domestique »
La famille Kent est une famille bien tous rapport. Le père, sous-inspecteur des
manufactures, sa seconde épouse et les enfants du premier et du second lit
habitent une maison de style géorgien au-dessus du bourg de Road. Une vie charmante
à la campagne qui prend fin le 30 juin 1860 lorsqu’au petit matin, on
s’aperçoit que le petit Saville n’est plus dans son lit. Il a disparu. Les
recherches s’organisent et on retrouve bientôt le corps de l’enfant, la gorge
tranchée et le corps poignardé, baignant dans les latrines. L’atrocité et la
violence du meurtre marque les esprits. Mais ce qui choque encore plus la
population et attire rapidement la presse, c’est que beaucoup d’éléments
tendent à montrer que le coupable ne peut être qu’un des membres présents dans
la maison. Un membre de la famille ? Un des domestiques ? Devant l’ampleur de
l’indignation suscitée par le meurtre, le détective Jonathan Witcher de
Scotland Yard est dépêché sur place pour mener l’enquête.
Une enquête en eaux troubles
Les autorités locales avaient déjà arrêté un suspect, Elisabeth Gough, la
gouvernante de la famille qui dormait dans la chambre des enfants et qui n’a
donné pas donné l’alerte immédiatement lorsqu’elle a constaté l’absence de
Saville dans son lit. Selon son témoignage, elle avait supposé que la mère de
l’enfant était venue le chercher. La théorie avancée était que l’enfant, se
réveillant, avait surpris la gouvernante avec son amant et qu’elle l’avait tué
pour le faire taire. Toutes les portes et fenêtres étant fermées de
l’intérieur, l’amant supposé ne pouvait être que le père de l’enfant, Samuel
Kent. Witcher pourtant n’adhère pas à cette version : rapidement, un autre
coupable s’impose à lui : Constance Kent, fille née du premier mariage de
Samuel Kent et âgée de 16 ans. Cette dernière vouait une haine féroce à sa
belle-mère et ne supportait pas la différence de traitement entre son frère,
William, et les enfants du second mariage. Les témoignages de ses camarades
d’école, son attitude et ses connaissances de la maison indiquent qu’elle avait
le mobile et l’occasion de perpétrer ce crime atroce. Arrêtée, il espère la
voir avouer son crime car il manque au détective la preuve formelle de son
crime.
Vie privée, vie publique
Dès le départ, l’affaire fait les choux gras de la presse qui relate les
détails les plus sordides et les théories les plus solides comme les plus
fumeuses. L’affaire passionne autant qu’elle horrifie. Tout au long de cette
chronique, Kate Summerscale cite les différents articles parus à l’époque et
appuie sur l’influence qu’ils ont pu exercer sur le déroulement de l’enquête,
sur l’opinion publique et la carrière de Witcher. En effet, la presse se
déchaîne : certains soutiennent la théorie de Witcher mais beaucoup dénoncent
les méthodes du détective et surtout son incursion dans la vie privée et
domestique de la famille Kent. Ce qui choque ce n’est pas seulement que
Constance ait tué son propre frère mais que le détective ait mis à mal le culte
de la vie de famille allant de pair avec celui de la vie privée, culte
caractéristique de l’ère victorienne : « l’enquête de Jack Witcher avait ouvert
les fenêtres en grand, faisant pénétrer air et lumière dans la maison si bien
renfermée sur elle-même. » Il est inconcevable qu’une jeune fille respectable
ait eu assez de sang froid pour tuer et cacher son crime. Le public aimait
mieux attribuer au détective la bassesse et « la souillure morale ». Le
détective est taillé en pièces par la presse : ce n’est pas seulement sa propre
personne qui est critiquée mais la fonction toute nouvelle des détectives dont
l’ingérence dans la vie privée est vécue comme une véritable agression.
Conséquence de la campagne menée contre Witcher, Constance est libérée. Ce
n’est que 5 ans plus tard qu’elle avouera le crime et sera condamnée.
La genèse de la littérature policière
Si l’affaire marque la presse, elle marque encore plus les écrivains de
l’époque et parmi eux, Charles Dickens. Jack Witcher sert de modèle à de
nombreux détectives de fiction. L’affaire elle-même sert de trame à de nombreux
romans policiers de l’époque. A titre d’exemple, nous retiendrons le premier
tome du Secret de Lady Audley de Mary Elisabeth Braddon. Ce roman paru un an
après le meurtre du jeune Saville met en scène une méchante belle-mère,
ancienne gouvernante ayant épousé son employeur, un assassinat brutal dans une
maison bourgeoise, un corps jeté dans un puits. Les différents personnages sont
fascinés par le travail du détective et terrifiés par la peur des découvertes
pouvant être révélées au public. Ce roman cristallise les peurs et les
bouleversements découlant du meurtre de Saville Kent. C’est également à cette
époque que le vocabulaire lié à la profession se met en place comme le terme de
« limier » habituellement attribué aux chiens de chasse.
Au final, le livre de Kate Summerscale n’est ni tout à fait un roman, ni tout à
fait une chronique. Elle étaye son récit de nombreuses citations d’œuvres,
témoins ou articles de presse de l’époque et nous plonge dans l’atmosphère
lourde de l’Angleterre victorienne. Les passionnés de romans policiers
reviendront à la genèse du style, les amateurs d’affaires criminelles
retrouveront l’ambiance de Faites entrer l’accusé, les autres trouveront peut
être certains passages un peu long. Mais, on ne peut qu’admirer la précision et
les recherches de l’auteur. Par conséquent ne serait-ce que par curiosité, à
lire.
Julie Lecanu
Kate Summerscale, L'Affaire de Road Hill House, 10/18, « Domaine étranger », 526 pages, septembre 2009, 8,90 €
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