N'éveillez pas le chat qui dort ! Un polar psychologique grinçant...


« Ne me parle pas de sujets affreux. Il suffit de ne pas parler d’un événement pour qu’il ne se soit jamais produit. […] C’est seulement de les exprimer qui donne aux choses leur réalité », rétorque Dorian Gray au peintre Basil Hallward – pour lequel il posa jadis.




Alors que l’artiste lui fait part de son affliction profonde à l’annonce du suicide d’une comédienne, morte d’amour pour Dorian, celui-ci fait fi de toute émotion en véritable Pyrrhon d’Elis ! Philosophe grec du IVe et IIIe siècle avant J.-C., (contemporain de Diogène et d’Alexandre le Grand) dont la fin consiste à s’établir « dans un état d’égalité parfaite avec soi-même, d’indifférence totale, d’indépendance absolue, de liberté intérieure, d’impassibilité[1]».

 

Si la tragédie est liée au langage, à « ce qui est dit » que l’on nomme le fatum, autant économiser la parole pour ne pas prendre le risque de réveiller d’anciens souvenirs refoulés ou de faire advenir ce que l’on s’évertue à étouffer depuis des années. Voilà donc une étonnante façon d’échapper aux souffrances de la vie… et c’est précisément la voix du silence et du non-dit que choisiront aussi les personnages de l’écrivain britannique Julian Gloag dans N’éveillez pas le chat qui dort  (titre original : Sleeping dogs lie).


Le ton est donné dès le titre et rien ne sera révélé avant le baisser du rideau car encore une fois, « il suffit de ne pas parler d’un événement pour qu’il ne se soit jamais produit » ! Et pourtant… Meurtre(s), matricide et/ou suicide(s) ? Les faits sont là. Vieilles correspondances, aveux et bande sibilante du répondeur aussi. Vérité(s), demi-vérité(s) ? Témoignages, faux témoignages ?

 

Nous sommes près de Cambridge, dans des bourgades reculées où les giboulées d’avril et la grisaille anglaise contaminent cette poignée d’hommes qui hantent une vieille demeure du XVIIe siècle, appartenant depuis plusieurs générations à la famille des Brinton ; la propriété de New Inn – nom qui rappelle l’une des dernières comédies de Ben Jonson, « intrigue inextricablement labyrinthienne… [où] chacun se trouve y être quelqu’un d’autre, sinon deux… »

Nous découvrons également l'atmosphère appesantie d'Hillside : la maison décharnée et peu luxuriante d’un des psychiatres ; le Dr Hugh Welchman, infatigable fumeur à la voix âpre et rauque,  qui se trouve malgré lui, lié intimement au drame survenu quatorze ans plus tôt et à celui qui s’annonce à l’instar de la mécanique incoercible du destin.

 

Le lecteur semble détenir les clés de l’intrigue mais il n’en est rien, on se laisse prestement gagner par la virtuosité du style, riche, généreux et l’agencement subtil des épisodes où chacun s’accuse au lieu de s’absoudre. C’est à n’y rien comprendre, et ce dès l’incipit qui narre l’étrange phobie d’Alex Brinton, jeune étudiant de première année qui est atteint d’une phobie insolite ; id est, celle de descendre les escaliers de Carol College où il est pensionnaire.

Chemin faisant, nous avançons à tâtons, dans les méandres d’un passé qui en appelle d’autres autour de plusieurs acteurs réunis : psychiatres, médecin de famille, infirmières, bonne, enfants, commissaires et le chien tant aimé qu’il faudra abattre. Le chien eût-il été capable de… ? Telle est la question ! Sans oublier whisky, porto, gin, sherry, cigarettes et Librium, Thorazine, etc… dans l’armoire à pharmacie.


À chacun son remède pour soigner ses névroses ou ses fureurs atrabilaires, car si l’ « on ne tue pas quelqu’un parce qu’on ne l’aime pas », il faut vivre sous la meule de l’ordre social qui nous impose femme, mari, enfant(s), amant(e-s), belle-mère… et l’ombre d’un « moi » qui s’enfonce sous le poids de la culpabilité et de l’incompréhension… dans une seule et même maison. Horreur car  « toutes les maisons ont leur lot de crimes et de trahisons » ! « La mienne ne fait pas exception […] rien n’arrive jamais qu’aux autres.» 


Alors que faire lorsque les bastions inébranlables de la raison s’effondrent ? Boire excessivement de façon éhontée comme le père Brinton qui se retranche du monde en s’enfermant à clé chez lui, jusqu’à traquer les moindres bruits et jeter téléphone et radio au feu ?

 

Publié en 1980 aux États-Unis et traduit en français en 1982, ce roman qui mériterait d’être re(connu) excelle dans l’art du suspense et surtout à travers les résonances existentielles qu’il suscite. Faut-il croire aux vertus curatives de la vérité ? Faut-il compter sur son triomphe ? « La vérité […] plus que tout autre chose [est-elle] une affaire d’ajustement, une manière de considérer les faits qui [nous] soit satisfaisante » ?

Si l’on en croit le Dr Welchman, « aucune révélation ne saurait être préjudiciable, pourvu qu’elle soit correctement conduite ». La mise à nu de la vérité est-elle synonyme d’un commencement ou la préfiguration funeste d’une fin ?


Blessés au vif, les personnages sont parfois prêts à jouir de « la paix à n’importe quel prix. »  Fût-il mentir, conspirer, cacher, (se) droguer, (se) tuer… « N’est-ce pas pour cette raison qu’on se suicide… parce qu’il ne vous reste plus rien ? […] il est vrai que l’abandon est fréquemment un facteur important. » Seul-e-s au milieu de tous.

 

En fermant le livre, on est en droit de se demander si l’on connaît bien la personne qui dort près de nous chaque nuit, un lit qui rapproche et éloigne à la fois...


Extrait :


"Où se trouve le whisky ? Non – non le porto. Il sautille le long des casiers [...] Il empoigne une bouteille, la mire à la vive lumière de la lampe au-dessus de la table. Limpide à souhait. Il secoue un peu la bouteille. Saisit le tire-bouchon, le plante, visse, tire, et n'extirpe que de menus fragments de liège. Il recommence. Le résultat est pire. Il tente de repousser le bouchon à l'intérieur de la bouteille, mail il résiste. Il jette le tire-bouchon par terre, empoigne à nouveau la bouteille et lui casse le goulot sur le bord de la table. Le porto jaillit sur ses mains mais le col est tranché sans bavure. Les yeux fermés, il s'inonde le gosier. Voilà longtemps que grâce à l'adjudant il sait boire une pinte à la régalade sans reprendre son souffle.

Ainsi fait-il."

 

Virginie Trézières


[1] Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique, Gallimard, "Folio/Essais",  1995, 461 p. – 13,30 €



Julian GLOAG, N'éveillez pas le chat qui dort[traduit de l'anglais par André Simon] Gallimard, "Folio",  1982, 417 p. – 8,90 €

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1 commentaire

Ça donne envie de le lire! Très bon article parce que rien n'est révélé...