Vous avez dit poète ?


Le retour à la lecture du Piéton de Paris m’oblige à revenir sur cette épineuse question de la nature ou de l’identité du poète, et sur celle des critères permettant de décider que quelqu’un l’est ou ne l’est pas, poète.


En effet, Fargue vient s’inscrire en faux de mon discours favori sur ce sujet, lui qui écrivit ceci : « Mettons-nous d’accord sur ce mot [celui de « poète »]. Point n’est besoin d’écrire pour avoir de la poésie dans ses poches. Il y a d’abord ceux qui écrivent, et qui constituent une académie errante. Puis il y a ceux qui connaissent ces secrets grâce auxquels le mariage de la sensibilité et du quartier fabrique du bonheur. C’est pourquoi je pare du noble titre de poète des charrons, des marchands de vélos, des épiciers, des maraîchers, des fleuristes et des serruriers de la rue Château-Landon ou de la rue d’Aubervilliers. »

 

Diable, diable, mon cher Léon-Paul, comme vous y allez ! Est-il nécessaire de leur attribuer ce « noble titre de poète », à ces gens dont le mérite est d’avoir de la gouaille, du bagout, un regard perçant, et un sens du pittoresque ? Ne suffit-il pas qu’ils soient intéressants ou même émouvants au point qu’on les trouve…intéressants ou émouvants, sans pour cela qu’ils se voient de chic affublés de cette pelisse d’hermine et de cette couronne d’or enchâssé de rubis et d’émeraude ?

Il y a tellement de milliers d’individus qui se réclament du statut de poète, de par le monde, ou simplement en France, ou même à l’échelle du seul Paris, que l’idéaliste ou démagogique souci d’élargir le cercle aurait plutôt tendance à dévaloriser le mot, le « titre », lui-même.

 

Qu’a-t-on besoin d’appeler « poète » le berger rêvasseur ou le clochard contemplatif ? Ou encore l’épicier rigolo et l’atypique marchand de cycles ?

 

À ce compte, chacun n’aurait-il pas le droit de porter le titre de Basileus de Byzance ou de Roi des Rois de Babylonie, d’Assyrie ou de Persépolis ? Ou celui de grand gymnaste dès lors qu’il sait faire le saut dit périlleux ?

Je tiens pour utile, important, que ne soient pas galvaudés les mots porteurs de sens aussi abyssalement énigmatiques et nourris d’ambiguïté et de puissance évocatrice.

 

La sensibilité elle-même ne suffit pas à faire de vous un poète, ni, à l’autre extrémité, l’aptitude à charmer ou à décontenancer par ses saillies ou prouesses verbales.

 

Le poète est celui qui, par la seule puissance de sa parole, nécessairement écrite ou du moins concertée (et non pas improvisée), vous transforme du tout au tout et de façon durable, si possible définitive. 


Villon ou Reverdy produisent cet effet, Du Bellay ou Apollinaire également. Ils sont, je le dis une fois de plus, quelques dizaines, tout au plus une ou deux centaines dans la longue théorie de ceux qui se voulurent et se déclarèrent poètes. Pas davantage. Et on n’en a pas besoin de beaucoup plus ; un, deux, trois par génération suffisent amplement à nous contenter ; ils maintiennent en éveil notre « sensibilité » à la matière poétique universelle, l’actualisent si l’on veut (non pas du fait de leur adaptation à des « sujets » ou « thèmes contemporains », mais du fait du recours qu’ils ont à un état légèrement modifié de la langue).

 

Gil Jouanard

 

Léon-Paul Fargue, Le Piéton de Paris, Gallimard, "L’Imaginaire", 1993, 304 pages, 9,20 €



Lire la chronique consacrée au même livre par Loïc Di Stefano

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1 commentaire

anonymous

Je commente donc mon propre texte pour ajouter que la poésie n'est toutefois pas l'apanage exclusif des textes présentés en tant que "poèmes" par leurs auteurs auto-proclamés "poètes", et que le très peu définissable "effet poétique" peut survenir du sein d'écrits d'auteurs qui ne se sont jamais présentés comme "poètes", mais dont, en quelque sorte "incidemment", certains passages relèvent de ce que nous appelons aujourd'hui la poésie (phénomène "hors genre littéraire"). On trouve de la poésie dans certains passage du roman de Powys intitulé en français "Givre et sang", par exemple, ou encore dans certaines séquences de la "poétique de l'espace" de Bachelard, ou même dans certaines descriptions de paysages écrites par Onésime Reclus (l'un des deux frères d'Elisée) dans "Le plus beau royaume sous les cieux", qui est une géographie de la France, région par région.