À la découverte des deux dernières parutions de la collection de poésie Orphée

Pour cinq euros t’as plus rien ? Ben si ! Bien plus qu’un sandwich mayonnaise. Un livre de poésie. Ben oui ! Bilingue en plus, que demander d'autre ? Tu révises ton roumain ou ton polonais par la même. Merci qui ? Les éditions de la Différence. Portent bien leur nom, d’ailleurs. Et cela fait un moment qu’elles secouent le monde endormi des Lettres françaises. On saluera donc cette nouvelle audace : publier de la poésie, quelle folie. Enfin, seulement si on écoute les Cassandre. Car si l’on regarde les chiffres de vente, hé bien, patatras ! Le mensonge s’évente. Fffuit ! Il demeure, quoiqu’on en dise, un amour, une curiosité, un engouement pour les poètes.


Tudor Arghezi (1880-1967), qui est bien réveillé n’en déplaise à son rigolo prénom, se doit d’avoir une meilleure place aux yeux des lecteurs francophones. Or, depuis 1963 et l’anthologie que Seghers lui consacra, aucune réédition pour rappeler qu’il est le plus grand poète de la Roumanie, avec Eminescu. On le taxa d’intraduisible pour mieux l’oublier. Excuse un peu facile. Voyons alors de quoi il en retourne.


Dès 1927, avec Mots jumeaux, mais surtout à partir de 1931 et la parution des Fleurs de moisissure, le ton s’imposait. Kyrielle de condamnés, prostituées, larrons sans foi ni loi qui peuplent les poèmes. Et nomment donc les choses sans détour. Scandale ! Auquel vint s’ajouter celui de la syntaxe. Tous les mots sont convoqués. Latins, slaves, les archaïsmes régionaux, l’argot, etc. qui déroutent le lecteur. Mais avec attention on savoure les vers parfois finement ciselés, parfois violemment martelés…


Banni puis réhabilité en 1954 par les autorités, célébré, reconnu, Tudor Arghezi traîne encore quelques casseroles. Les vers de 1907 – Paysages et Hymne à l’homme, une poésie jugée subversive (sic). Mais la poésie ne l’est-elle pas par définition ?


Langueur


[…] Fillette alitée se sent mal,

Toute fragile, somnolant,

Comme sur un plateau d’argent

La tubéreuse pâle.


Je n’étais pas au premier jour

Pour te modeler sur le tour

Et te façonner de mes doigts,

Entre étoile et anneau de choix !

Pour te mettre, chassant les pleurs,

Paupières de lotus en fleur,

Yeux en grains de rosée des champs

Ou lunaison de verts luisants.

Pour encoquiller en deux perles

Tes seins, tels des petits de merle. […]


Aleksander Wat (1900-1967) était poète, mémorialiste, prosateur, critique littéraire, rédacteur, éditeur, bref, un homme occupé. Mais qui garda la fronde qui le fit participer, dans sa jeunesse, à de scandaleux happenings poétiques futuristes. On lui doit aussi la traduction en polonais des Frères Karamazov.


Sa poésie associait plusieurs variations, déployées selon une technique singulière. Thèmes et affaires, allusions et constations, érudition et sensualité. Écriture axée sur la transcription phonétique. Car l’ouïe était probablement le sens le plus important pour Wat. D’ailleurs, sa principale œuvre en prose, Mon siècle, est un "mémoire parlé". Une transcription d’une conversation avec Milosz.

Wat est le créateur d’un nouveau genre poétique de nature acoustique. Ses "chuchotements magnétophoniques" sont de cours poèmes dans un raccourci saisissant, composés le plus souvent pendant ses insomnies.


Papier pourri, rongé par le temps et les mites.

À la cave les écarlates et le bâton du quêteur d’aumône,

et aussi les auréoles déchirées de tous les mots

et nue elle aussi la dépouille ancienne d’Adam.


Lu à haute voix, ce poème révèle la cadence de chaque vers. Et s’achève sur une haute note : le nom d’Adam.


En tant que poète, Wat est sensible au processus matériel de création, à la couleur et à l’odeur du papier, à l’apparence des instruments d’écriture.
Fasciné par la littérature française, il mène une aventure débutée à l’adolescence avec Racine qui s’achève par un poème de Scève, datant de la Renaissance. "Le verbe étranger qu’il fit sien en le certifiant par sa douleur et sa souffrance et en en pénétrant son sang et sa mémoire, est la clé qui permet d’ouvrir les obsessions, les engorgements et les blocages", nous précise Jan Zielinski dans sa préface.

Wat prit donc part à ce mouvement constant de la culture universelle vers la poésie personnelle. Sa voix est originale et s’inscrit dans les Lettres modernes par son travail d’interprétation des expériences psychosomatiques particulières. 


Deux petits livres à découvrir...


Annabelle Hautecontre


Tudor Arghezi, Chanter bouche close, traduit du roumain et présenté par Benoît-Joseph Courvoisier, La Différence, coll. "Orphée", février 2013, 128 p. – 5,00 €


Aleksander Wat, Les quatre murs de ma souffrance, traduit du polonais par Alice-Catherine Carls et présenté par Jan Zielinski, La Différence, coll. "Orphée", février 2013, 128 p. – 5,00 €

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