Pierre Frayssinet : Biographie


 
L’année où il meurt, à vingt-cinq ans, Pierre Frayssinet (1904-1929) peut faire un joli rêve. Ses poèmes vont être publiés aux éditions Le Divan et Jean Giraudoux va les préfacer. Cette introduction à l’œuvre frayssinienne est l’un des textes les plus forts et les plus méconnus de l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu : « Le lyrisme n’est pas la seule poésie du monde ; il en est la seule dignité. Quand cette dignité est de plus, comme ici, celle de la jeunesse, c’est un miracle. Elle se double de sûreté, de confiance, et de cette expérience innée du monde qui seule dicte les rapports parfaits avec lui ». Elle est belle, cette voix qui lie la volonté de l’harmonie à la présence constante de la disparition. Pourtant Jean Giraudoux n’a jamais rencontré Pierre Frayssinet, mais en se renseignant auprès de ses proches il en fait un portrait merveilleusement attachant. Cela donne à sa préface le ton du regret, celui de ne pas l’avoir connu, et celui du déchirement devant un drame pareil. Parmi cette lignée de poètes français morts dans la fleur de l’âge, au vingtième siècle (Emmanuel Signoret, Raymond Radiguet, Olivier Larronde), il serait peut-être possible d’ajouter Pierre Frayssinet. A la parution du recueil, les réactions ne se font pas attendre, pas même celle d’André Gide, qui écrit en novembre 1931 : « Avec quelle respectueuse émotion j’ouvre ce volume ! Tous les poèmes que j’y lis me persuadent davantage de la grande perte qu’ont faite ici les lettres françaises. Il s’y joint l’affectueuse tristesse de n’avoir pas connu cet enfant. Que de regrets dans cette sympathie d’outre-tombe, mais quelle pureté dans ces liens subtils que je sens, en le lisant, se tisser secrètement entre nous ! Oui, c’est bien l’âme renaissante d’Orphée que je sens chanter dans ces vers. La mort ajoute ici sa gravité solennelle aux moindres intonations de sa voix. » De quels vers Gide parle-t-il ? On ne le sait pas ; mais ce pourrait être ceux-là, extraits de Ode à l’oiseau :

 


Le silence, à présent, est un autre silence

Tout m’est désert, soudain, pour une seule absence

Et ce mal du soleil sanglant m’est étranger.


 

Cette absence, voici ce qu’elle est : célébration de lieux retirés, paroles, murmures, souffles, arrachés à l’errance, à la promenade, à la dictée très lente que le poète reçoit des bois de la Gascogne, qu’il aime et arpente si longuement, dans le désir de leur consacrer des chants. Le garçon aime cela : ces fraîches fontaines à l’eau noire, ces remparts qui s’écroulent au milieu des villages vidés de leur population, ces chemins qui le mènent dans les bois au fil de sa rêverie, ou bien le cyprès, arbre légendaire que le vent fait balancer et que le jeune homme décrit comme une « feuille sombre ». Ainsi se résume la poésie de Pierre Frayssinet : elle ressemble à cette description du jeune homme dressée par ses amis juste après sa mort inattendue, provoquée par une maladie que l’on ne connaît toujours pas. Ce que l’on sait de cette ennemie qui rend son destin si singulier, c’est qu’elle le fait souffrir de longs mois avant de le libérer une fois, puis de revenir le prendre, cette fois-ci fatalement. Pierre Frayssinet meurt à Paris le 16 décembre 1929 : il est alors avocat stagiaire à la cour. Descendant d’une longue famille d’érudits, son père, Marc Frayssinet, est un homme politique très influent à son époque, qui cumule les fonctions administratives. Le père du poète est tour à tour (mais il lui arrive parfois d’avoir plusieurs professions à la fois) maire de Beaumont-de-Lomagne, député à l’assemblée nationale, chroniqueur politique à la radio de la Tour Eiffel, journaliste, avocat, conseiller général du Tarn-et-Garonne, et c’est probablement sous son influence que son fils entame des études de sciences économiques.

 

Entre sa Gascogne natale (il naît à Beaumont-de-Lomagne le 10 avril 1904), où il revient passer tous ses étés, et Paris, où il est élève à la faculté, Pierre Frayssinet a un père spirituel, le terrible Raymond de La Tailhède, ami et rival de Charles Maurras au sein de l’Action française, fondateur de l’école Romane aux côtés de Jean Moréas, et défenseur, en littérature, d’un romantisme grandiloquent, souvent trop solennel. Néanmoins, et en secret (car il est si différent du premier), Pierre Frayssinet a un autre maître, revenu d’outre-tombe ; cette haute figure, c’est Stéphane Mallarmé. Et jusque dans les trois tragédies (trois thèmes qui dressent un portrait, d’une certaine façon, de ce passionné d’Eschyle : Ajax désespéré, Déjanire et surtout Admète) que le jeune homme a écrites, on sent ce battement amoureux, flottant et aérien.  En lui le garçon saisit tout ce que le mystère arrache à l’éphémère, et à l’idée, parfois triste, que le couronnement idéal échappe souvent à la parole. Malheureusement, les années ont rendu difficiles la publication intégrale des oeuvres, et malgré cet enthousiasme touchant, de la part des amis du poète, la moitié de ses manuscrits ont été perdus. Peut-être sont-il aujourd’hui en attente dans quelque grenier, loin des bouleversements, près des grands sommeils que les flammes, souvent, sont les seules à être en mesure de briser. Parmi ces manuscrits perdus, il y a deux romans ; l’un s’intitule Mozart, c’est un scénario pour film, et l’autre s’intitule La toge virile, c’est un récit de campagne électorale, et son sujet témoigne, au moins partiellement, d’une certaine attention portée aux affaires paternelles.

 

Ernest Zyromski, critique littéraire et ami intime de la famille Frayssinet, est l’un de ceux qui se battent le plus pour parler de l’œuvre de Pierre Frayssinet, après sa mort. C’est cet homme qui écrit d’ailleurs une préface magnifique aux Trois tragédies, préface qu’il reprend sous la forme de livre et qui est publiée en 1932 sous le titre de Pierre Frayssinet, le triomphe de l’Esprit. C’est le seul texte consacré au poète, car depuis cette date Pierre Frayssinet est tombé dans un oubli total, même dans ses propres contrées. Il ne figure dans aucune anthologie, tout juste dans quelques pages timidement littéraires consacrées au Tarn-et-Garonne. A Beaumont-de-Lomagne même, sa tombe est abandonnée, car les descendants de la famille ont disparu, et la sœur du poète est morte en 1975 sans avoir eu d’enfants. Quant à ses livres, ils sont encore trouvables, quoique très rares, car bien entendu ce nom-là ne dit rien à personne, et les bouquinistes préfèrent généralement s’en séparer, en négociant toutefois le prix d’une vieille édition dont le tirage n’était pas très élevé (six à huit cents exemplaires). Une fois encore, les livres restent, mais les voix sont de moins en moins nombreuses, hélas, à répondre à l’évocation du nom de Pierre Frayssinet. C’était il y a quatre-vingts ans. C’était, pour ceux qui s’en souviennent, il y a très longtemps. Les quelques personnes qui se souviennent de sa silhouette, aperçue dans les rues de soirs d’été, vous récitent des vers que le poète a écrits alors qu’elles étaient des enfants. Elles s’excusent de ne pouvoir vous en dire davantage : « Il est mort si jeune, vous comprenez… ». C’est l’histoire de Pierre Frayssinet.


 Mathieu François du Bertrand

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