A paraître : un livre consacré à Chonceleur


Les éditions La Fanfare viennent de l'annoncer : elles publieront, en 2016, un essai collectif consacré au poète oublié Paul-Jean Chonceleur. Il le méritait. Voici pourquoi j'ai accepté d'en rédiger la préface. Car depuis longtemps déjà, certains universitaires ont réduit Paul-Jean Chonceleur (1871-1943) à sa parenté avec Paul Verlaine dont il était le neveu. Si aujourd’hui le caractère – ô combien ! – simpliste de cette position nous révolte, saluons les tout premiers exégètes qui ont considéré cette attitude comme une injure à l’encontre de Chonceleur. L’éminent Georges Samson-Fouchaz était de ceux-là, lui qui, à l’occasion d’une conférence au Collège de France, en 1965, soutenait que « juger un sonnet à l’aune des liens familiaux de son auteur est non seulement une infamie littéraire, mais c’est aussi une formidable ânerie.» Ainsi, sans promulguer pour autant une loi de la réciprocité, et exiger que toute étude sur Verlaine mentionne obligatoirement sa parenté avec Chonceleur, nous considérons cependant ces deux hommes comme deux figures majeures des lettres françaises. Deux égaux en droit et en dignité. Deux artistes de la même trempe.

 

Cependant, force et sagesse sont de constater que la renommée de l’oncle surpasse encore celle de son neveu. Des esprits chagrins ont voulu expliquer ce phénomène en évoquant une différence de talent. Ceux-là n’ont manifestement pas su lire Chonceleur : n'accordons aucun crédit à leur argument. En vérité, la raison de l’anonymat du poète d’Apprécy-le-Soulaïr tient simplement au caractère farouche qui était le sien.  Celui-ci, dès les prémices de ses succès parisiens, a choisi de tourner le dos aux flagorneurs, aux critiques et autres noblaillons en vogue qui n’avaient de cesse de l’inviter à leurs soirées mondaines. Car Paul-Jean Chonceleur n’était pas de ces pantins qui dansent le menuet au son des trompettes de la renommée. Ainsi, un soir d’octobre 1897, tandis qu’il boit une camomille lors d’une matinée dans le salon d’une duchesse du faubourg Saint-Germain, il prend secrètement la décision de se retirer dans son hameau vosgien d’Apprécy-le-Soulaïr, d’où il était parti trois ans plus tôt. Là, s’entêtant de solitude, il écrira la part la plus aboutie de son œuvre poétique, tout en adressant un magistral pied de nez aux sirènes de la notoriété et de la postérité réunies. 

 

Aujourd’hui, découvrir – ou redécouvrir – les œuvres de Paul-Jean Chonceleur est un plaisir délicat. Ce poète qui n’eût ni maître ni disciple, et qui entretint avec la langue française des rapports charnels, déroutants parfois, mérite mille fois ce livre qui lui est consacré. Car il y a plus d’un siècle que Paul-Jean Chonceleur séduit de – rares – lecteurs, grâce à une langue chatoyante, soucieuse du mot juste, jamais avare de ces vocables suaves et acérés à la fois. Et lorsque nous considérons le patrimoine poétique français, nous constatons que Chonceleur a été l’un des rares artistes à élever à un tel niveau la densité émotionnelle de la poésie pure. 

 

Dès les premières œuvres de sa période parisienne – Le Soir des pauvres, Le manchot de la Rue du Bac, Les Giboulées buissonnières – la voix incomparable du poète a sonné juste. Puis vint la maturité, qui vit s’épanouir un homme sûr de son art, de sa langue, de ses impressions. Et c’est avec des poèmes comme Souvenir genevois, Les Filles de joie et surtout Le Chemin du gueux que le poète va conquérir un public réduit, certes, mais exigeant. Dès l’hémistiche de ses alexandrins – parfois volontairement hasardeux et extensibles – le poète d’Apprécy-le-Soulaïr nous trouble par la sensibilité exacerbée de sa plume. Et soudain nous perdons pied. Nous devenons la pluie, le tonnerre, nous devenons cet épouvantail qui pivote aux quatre vents ou ce gros  paysan qui chemine dans la boue. Nous comprenons alors le sens de l’aphorisme rimbaldien, car le jeu, ici, est d’être un autre. C’est là le message que nous adresse L’homme à la pipe, surnom chevillé à Paul Chonceleur, tant ses lèvres charnues étaient dépendantes de cet appendice, prolongement incurvé de son corps.

 

Mais tout autant qu’un poète, Paul-Jean Chonceleur était un homme engagé. Il n’eut de cesse de  défendre la cause du nécessiteux, de l’humble. Dans Le Chemin du gueux – un étonnant sonnet symboliste qui reste l’un de ses poèmes les plus aboutis – l’évocation sensible d’un miséreux qui trébuche sur une sente bourbeuse doit être interprétée comme une image crue de la déchéance sociale. Car c’est ici la dignité des gueux qui se trouve déséquilibrée et chute lourdement dans la boue. Mais le combat du poète ne s’arrête pas là : Chonceleur s’en prend aussi aux nantis, à ceux qui tournent le dos aux souffrances du petit peuple. Pour cela, il n’hésite pas à dénoncer les hommes politiques dans son Souvenir genevois. Arrêtons-nous un instant sur ce sonnet, surprenant à plus d’un titre. Afin de mieux saisir son essence, il importe de le replacer dans son contexte. A l’époque où le père du poète – le juge de paix Rodolphe Chonceleur – envoie celui-ci travailler dans une banque genevoise, le système bancaire helvétique, qui repose déjà sur le secret, voit affluer les capitaux étrangers. C’est précisément cet épisode de sa vie que Paul-Jean relate dans un poème courageux, un sonnet en forme de diatribe d’une violence inouïe, qui dénonce la corruption des hommes au pouvoir.

 

Enfin, notre présentation serait incomplète si nous n’abordions l’humour discret de Chonceleur. Son esprit léger – grivois avec retenue disait Samson-Fouchaz – n’est pas sans rappeler le verbe railleur des paysans de Maupassant. La dérision, chez le poète vosgien, s’exprime principalement par le recours fréquent au contre-pied. Combien de ses poèmes commencent en effet sur un ton mineur, avec leurs litanies de regrets, de soupirs, d’afflictions, pour basculer tout à coup vers des strophes solaires, issues d’un souvenir heureux. A l’inverse, combien de poèmes célestes, enjoués, glissent soudain vers le désespoir. Avec Chonceleur, au contraire, le lecteur passe d’un sentiment à l’autre avec la belle insouciance et ce défaut de projet qui caractérise la grenouille qui bondit parmi les feuilles de nénuphar. Et cette bipolarité poétique, génératrice de dissonances voulues, bousculent sous nos yeux stupéfaits des décennies d’art poétique. Mais, rassurons-nous, l’artiste sort indemne de la confusion qu’il a lui-même provoquée. Car Chonceleur est un bretteur habile, qui, à la fin de l’envoi, nous touche. Son secret ? Ecoutons-le, c’est lui qui nous le livre : il n’imite jamais. Il demeure cet homme libre qui efface les confins et s’affranchit de tout Rubicon. Et si nous rallions son panache blanc, c’est celui du fier albatros qui se joue de l’archer, plutôt que celui du capriné de Panurge. Quelle leçon pour nous ! Et pour le siècle !


            Enfin, revenons d’un mot sur l’illustre parent de Paul-Jean Chonceleur. Car Paul Verlaine, bien qu’il entretînt une correspondance sporadique avec celui qui était issu du mariage de l’une des demi-sœurs de sa femme, ne parla jamais de Paul-Jean en public. D’où vient alors la clandestinité dans laquelle il a maintenu ses relations avec le poète ? Certains ont avancé que Verlaine jalousait secrètement Chonceleur, qui, comme nul autre avant lui, savait tirer la quintessence des thèmes originaux qu’il choisissait. Aucune étude sérieuse n’a toutefois apporté une réponse exhaustive à cette question. Un indice tout de même : la ferveur avec laquelle Verlaine affirmait sa préférence pour le vers impair n’était-elle pas liée, comme un contre écho, à l’attachement indéfectible de son neveu à l’alexandrin, lequel, avec ses douze pieds, affiche un nombre résolument pair ?

 

Pour toutes ces bonnes raisons, rééditer Paul-Jean Chonceleur n’est en rien un pari. C’est, pour beaucoup, une injustice enfin réparée. Un soulagement pour des milliers d’érudits, de curieux et d’amoureux des mots, qui, jusqu’à présent, cherchaient vainement la voix du poète pour colorier et densifier leur quotidien. Désormais, ils peuvent compter sur la compagnie de ce génie de la simplicité. Car tandis que « les poètes d’apparat, comme le disait Nietzsche, troublent leurs eaux pour la faire paraître profonde », Chonceleur éclaircit ses vers, les simplifie à l’envi, appelle un chat un chat et décrit avec une tendresse désarmante un pauvre bougre qui trébuche sur un chemin de campagne. Car tout cela fait poésie pour lui. Le sensible est partout, au plus profond du quotidien. C’est là sa grande leçon.


Paul-Jean Chonceleur, l'homme aux sabots de vent.

Editions La Fanfare, 2016.

 

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