Anise Koltz/Un monde de pierres : Le Nil intérieur

Nous sommes en exil. Nous n’avons jamais quitté la terre natale, mais nous sommes en exil. Nous vivons, nous aimons, nous souffrons. Nous puisons dans ce monde où nous sommes nés notre subsistance, nous nous y accrochons, le façonnons, le détruisons, et en même temps nous restons des étrangers. Quelque chose en nous, on ne sait quoi, se dérobe, refuse la naissance. C’est en nous comme une insaisissable présence : cela est sans être. Le paradoxe est que ce « cela », qui nous donne ce sentiment étrange d’éternité, ne se révèle que dans un corps, dans cette matière charnelle pourtant vouée au vieillissement et à la mort : nous sommes éternels…le temps que nous sommes vivants ! C’est du moins ce que je ressens quand je lis le livre d’Anise Koltz, « Un monde de pierres », publié par les éditions Arfuyen : l’impression que nous sommes à la fois nés de la chair, avec un commencement et une fin, et que nous ne sommes pas nés, que nous ne nous sommes pas laissés prendre au piège du temps qui est, selon elle, une construction de la mémoire. Comme elle l’écrit sobrement et magnifiquement :

 

« Nous restons orphelins

malgré la mère

et le père

 

Sans fin

ni commencement

nous errons

dans un monde de pierres »

 

Ce paradoxe d’être au monde et de ne pas y être interroge constamment le livre et confère aux poèmes d’Anise  Koltz cette saveur très particulière qui mélange subtilement sensibilité et métaphysique, celle-ci plutôt dans une tonalité orientale. En effet, sa démarche poétique n’est pas sans faire écho, du moins dans l’esprit, aux grands textes de la spiritualité hindoue, telles les Upanishads et particulièrement l’Ishâ Upanishad et la Mundaka Upanishad dont voici d’ailleurs un extrait : « Ceci qui est invisible et insaisissable, sans parent et sans couleur, et n’a ni yeux, ni oreilles, ni mains, ni pieds, mais est à jamais… »

L’on ne sera donc pas étonné de retrouver, chez Anise Koltz, une conception cyclique du temps (incluant même une sorte de métempsychose), qu’elle illustre d’ailleurs dans son livre par le retour périodique de quelques courts versets. Le temps s’élance en spirale, revient et repart dans une nouvelle boucle, tournant inlassablement autour d’un point immobile et insituable, peut-être un non-lieu ou un lieu vide qui précisément « soutient l’univers ». Il passe et ne passe pas. Elle écrit :

 

« Tandis que le temps passe

sans passer

comme un fleuve invisible

 qui monte

et retombe en cadences régulières »

 

Cette « grande dame de la poésie », pour reprendre la formule de Gérard Pfister, l’éditeur – et je ne saurais la désigner autrement, ne supportant pas le mot « poétesse » –, voit avec les yeux et elle voit derrière les yeux. Elle sait que le monde existe et qu’il n’existe pas, que ce que nous voyons avec les sens nous ne le voyons pas vraiment :

 

« Le monde est virtuel

le visible

reste invisible »

 

Ce sont ces traces invisibles qu’elle guette, qu’elle interroge, même si inévitablement « le monde reste sans réponse » et qu’elle marche à tâtons, chaque matin « réinventant la fiction de son existence ».

Anise Koltz a écrit de nombreux livres, notamment aux éditions Phi, à la Différence et chez Arfuyen. Un volume de la collection Poésie-Gallimard devrait lui être consacré prochainement. Son écriture fut naguère habitée par la révolte. Avec « Un monde de pierres », elle trouve une sorte de sérénité qui nous rassérène et nous aide à vivre. Cela tient sans doute à ce talent de réconcilier les contraires en une vision harmonique de l’univers, grâce à une langue simple, construite patiemment pierre sur pierre (ce silence, ce « non-né » des pierres) et d’une grande pureté, qui touche directement au cœur de notre identité la plus profonde. Laissez-vous aller avec elle au fil du fleuve de son écriture, son Nil intérieur : lisez ce livre.

 

                                                                Alain Roussel

 

Anise Koltz : Un monde de pierres, éditions Arfuyen

 

 

 

 

 

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