Écoutons la complainte du "Chant du peuple juif assassiné" rapportée par Yitskhok Katzenelson

Livre témoin du XXe siècle. Celui des génocides. Il nous est donné par Yitskhok Katzenelson dans les derniers mois de sa vie, d’octobre 1943 à avril 1944. Poésie de l’absurde. Poésie de l’horreur. Poésie de l’espoir au-delà des enfers. Littérature de l’impossible quand l’Homme est devenu une matière brute. Un matériau que l’on pouvait tuer à merci. Langue immatérielle au service de l’infamie. Pour dire. Pour le souvenir. Pour ne jamais oublier. Yitskhok Katzenelson possède une écriture en harmonie. Romantique, il s’inspira des mélodies entendues dans le monde yiddish. Il écrivit aussi des chansons populaires. Mais on le connaît surtout comme poète romantique. On lui doit la traduction de Heine en yiddish.


Yitskhok Katzenelson est né en 1886 en Biélorussie dans une famille de lettrés. Il publia très jeune - dès 1904 - ses premiers poèmes. Auteur bilingue, en yiddish et en hébreu. Il est très vite reconnu comme prosateur et dramaturge. Puis, en 1910, il reprend l’école paternelle qu’il dirigea jusqu’en 1939. Avant de rejoindre le ghetto de Varsovie trois années durant. Interné ensuite au camp pour "personnalités" de Vittel, il fut déporté en avril 1944 à Auschwitz. Il y fut gazé dès son arrivée...


Alors que le monde s’enfonçait dans l’horreur, une forme de résistance s’organisa. Non un acte de bravoure armes à la main. Mais une volonté plus subtile d’agir en profondeur. De marquer sa différence. D’en être fier. De continuer son chemin dans le sillon de ses racines. Ainsi, les poètes s’instituèrent alors comme les chantres des derniers Juifs sur la terre d’Europe. Katzenelson fut l’un d’entre eux. Il en est devenu le porte-parole et l’emblème. Il écrivit une poésie qui s’approchait au plus près, non seulement de la réalité mais surtout de la vérité. Il voyait. Il rapportait ce que l’homme n’ose penser.


Enterrés dans trois bouteilles scellées. "Près de la sortie, au sixième poteau, celui qui porte une fente en son milieu, au pied d’un arbre", le Chant du peuple juif assassiné arriva jusqu’à nous. Publié pour la première fois en intégralité en 1984, dans une édition établie par Yechiel Szeintuch.

Poème référence, ce texte se compose de quinze chants. Chacun comportant quinze strophes de quatre vers. Partant d’un rythme stacatto dans les deux premiers chants, le souffle s’amplifie progressivement dans les onze chants suivants pour atteindre la plus grande ampleur dans les deux derniers. La lecture à voix haute de ces vers très longs porte délibérément le souffle jusqu’à l’épuisement. D’un bout à l’autre les rimes croisées se multiplient. Les enjambements succèdent aux croisements, les redites à de surprenantes variations. C’est littéralement une poésie qui coupe le souffle au sens premier du terme.


Yitskhok Katzenelson nous décrit les atrocités, vues et subies. Il fait face à la profanation de l’humain. Il traverse les épreuves (sa femme et l’un de ses enfants furent enlevés). S’occupe de son dernier enfant resté avec lui. Il souffre dans sa chair, se privant de nourriture. Il sent l’urgence à témoigner. Il se perdit parfois dans d’autres styles : pamphlets, articles, essais littéraires et philosophiques, théâtre... 

Il s’attache à écrire en yiddish, volontairement, car c’était la langue de son peuple. Et c’est à lui seul qu’il voulait s’adresser. C’est lui seul qu’il voulait consoler tout en lui communiquant sa propre lucidité et son courage face aux horreurs quotidiennes.


Mais voir ne suffit pas. Il faut parvenir à le dire, à l’écrire pour le faire voir. Question essentielle. Métaphysique. Mystique. Peut-on enfreindre Adorno ? Devait-on publier ces textes ? Certainement car Yitskhok Katzenelson porte son regard et sa parole sur le réel. Cette réalité immonde, absurde et monstrueuse qu’il veut rapporter au plus juste. Il veut être le témoin de l’indicible pour que l’expérience existentielle de l’extrême soit menée à terme. Ses poèmes sentent littéralement cette gangue du matériau qui les dépasse. Ils broient l’imaginaire dans des images d’une rare vérité : froid, faim, corps en décomposition, rats... Il renonce à la poétique du romantisme. Et d’un trait rageur utilise les objets qu’il a sous les yeux. Il ose plonger sa plume dans la description de leur matérialité à la vue illimitée. Ainsi, dans une transe proche de la folie, Yitskhok Katzenelson sonda le chaos temporel qui était le sien comme s’il avait vécu une expérience existentielle avec son peuple emmuré. Le temps de l’Histoire entrait en collision avec le temps personnel, avec l’histoire intérieure. Avec la mémoire personnelle.
Le Chant du peuple juif assassiné ne s’organise pas comme une suite chronologique. Non, il se joue de l’espace pour errer dans toutes les directions du temps personnel et du temps historique. Il devient l’aiguille de notre boussole qui aurait perdu ses repères...


Annabelle Hautecontre


Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné (traduit du yiddish par Batia Baum, présenté par Rachel Ertel), Zulma, mars 2007, 157 p. - 9,50 € 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.