Philippe Jaccottet, "L’encre serait de l’ombre" : poésie du matin

Toute somme ainsi réunie, surtout dans le domaine de la poésie, porte en elle un risque : embrasser une si longue période met en lumière les oppositions qui naissent des mutations, tant dans le style de l’auteur que dans l’approche personnelle de son œuvre. Lui donner alors les clés renvoie l’objectivité vers d’autres lustres. C’est un choix éditorial, nous n’y reviendrons pas. Somme alors que ce recueil de plusieurs livres passés réunis sous la même couverture, inégal traitement donc que cette association dont on soulignera la difficile homogénéité si l’on compare les premiers écrits à la rime recherchée, parfois lourde, aux vers parfois trop longs ; quand plus loin dans le livre, enfin se libère l’extraordinaire style de Jaccottet, tant en prose qu’en vers, plus léger, concis, précis, rythmé... 


Comme tout artiste, Philippe Jaccottet a dû se faire la main, subir les influences, les digérer, s’en extraire pour être lui, donner à lire sa voix, sa vision, son ressenti... Merveille des merveilles alors que ce livre, passé le premier quart, enchantement de la musique émotionnelle portée d’images, d’odeurs et de sons champêtres quand ce n’est pas la nuit introspective qui s’impose comme le miroir de l’âme du poète en questionnement...


Au moment orageux du jour
au moment hagard de la vie
ces faucilles au ras de la paille

Tout crie soudain plus haut
que ne peut gravir l’ouïe


Jaccottet écoute, observe, épie la nature dans ce qu’elle a d’absence au monde car hors de tout rapport de force pour nouer cette harmonie compliquée qui se révèle à celui qui osera s’approcher un peu plus, oubliant de se repaître égoïstement de ses seules envies. "Est-ce que nous ne / tirons du monde que / l’écho de nos désirs ?" s’interroge le poète. On a peur de répondre...


Passe et passe le temps lentement, bénéfice indubitable d’habiter Grignan, petit village qui surplombe la Durance, bercé par les rafales du mistral et les reflets du soleil sur les pentes enneigées du Ventoux... Années après années, Jaccottet recueille la sève qui s’écoule et sait bien que cela va se gripper petit à petit : "Dos qui se voûte / pour passer sous quoi ?" raille-t-il comme s’il voulait narguer la destinée qui se joue de nous à chaque instant. 


À Dieu ne plaise, il y aura toujours la beauté naturelle du monde sans les hommes pour l’enlaidir et la brutaliser... Prendre alors chaque seconde dans sa main et respirer le baume des lavandes ou s’émerveiller des pommiers en fleurs. Et surtout, surtout ne pas penser à ce qui se passera "quand le vent du matin [aura] eu raison de la dernière bougie."


Avant l’éclipse définitive, on savourera cette poésie magistrale qui sommeillera en nous pour toujours et que l’on aura un malin plaisir à rappeler à bon escient, dans l’interstice d’une allée d’oliviers, au bord de la mer, dans le calme souffle ici-bas d’une communion.


François Xavier


Philippe Jaccottet, L’Encre serait de l’ombre - Notes, proses et poèmes choisis par l’auteur 1946-2008, Poésie n°470, Gallimard, novembre 2011, 535 p. - 10,50 €


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