Jehan Rictus, "Les Soliloques du Pauvre" : le guide du tricard

Jehan Rictus. Tous ceux qui s’intéressent un peu à la littérature du XIXe siècle connaissent son nom ; beaucoup moins nombreux, toutefois, sont ceux qui l’ont réellement lu, car il fait partie de ces auteurs délibérément populaires qui, malgré leur talent, ne parviennent que rarement à imposer leur crédibilité dans les cercles huppés des élites littéraires. Pourtant, il n’a rien à envier à ses contemporains célèbres que sont Laforgue, Verlaine, Corbière ou Rimbaud. C’est donc avec grand plaisir que nous accueillons la nouvelle réédition des Soliloques du pauvre que proposent les éditions du Petit Pavé.

 

Ce qui s’impose, immédiatement, quand on lit les vers de Rictus, c’est sa profonde sensibilité poétique. On met en effet trop souvent en avant son travail sur la langue, son usage de l’argot, son amour des tournures populaires, comme si ces éléments là constituaient l’unique originalité de son œuvre – qui est ainsi fréquemment rabaissée au rang de curiosité littéraire. C’est oublier que Jehan Rictus est avant tout un poète et que ses mots font mouche. Certaines de ses strophes sont même de véritables petits chefs-d’œuvre de musique et d’émotion. Celle-ci par exemple : « J’te connais comm’ si j’t’avais fait / T’es un rêveur… t’es z’eun vadrouille ; / T’as chassé que c’que tu rêvais / et t’es toujours rev’nu bredouille ».

 

C’est aussi se tromper gravement sur la portée des poèmes de Rictus que de vouloir en faire des pièces faciles, légères, des ritournelles de cabaret, des potacheries de chansonnier. Le père des Soliloques du pauvre est avant tout un peintre social de premier ordre, un de ceux qui ont su parler de la misère, de la triste condition humaine, des affres de la pauvreté, avec le plus de vérité et de sensibilité. Il se situe aux antipodes de Hugo ou de Zola, ces plébéiens ventrus et « borgeois » qui se donnaient bonne conscience en venant « plaind’ les Pauvres / Au coin du feu… après dîner ». Il est un de ceux qui ont le mieux dit leur rage sourde, quand l’envie leur vient de tout briser : « Assez ! ou j’vas m’sortir les tripes / Et buter dans l’blair des passants, / Des premiers v’nus, des innocents, / Dans c’troupeau d’carn’s qu’est les bons types ».

 

Mais cette révolte intérieure n’explose pas, pourtant, la plupart du temps, tant « la viande est lâche ». Car, pour se révolter, il faut encore espoir garder et le pauvre de Rictus ne croit plus en rien, surtout pas au « populo » qui ne s’éveille que « les sam’dis de paie et d’soûl’rie » où il se « multiplie » dans « des cris, des chocs des pleurs / Dans la crasse et dans la douleur. ». Les lendemains ne chantent que dans les livres des « prohèt’s, des penseurs / Qui z’ont cherché à changer l’homme ». Dans la vraie vie, le pauvre déchante toujours et le peuple « qu’à pris la Bastille, / Y n’prend plus qu’le tram’ du mêm’ nom, / Et y n’prend pus d’nombreux canons / Que chez l’bistrot où qu’y croustille ».

 

Le plus étonnant – et en même temps ce constat est affligeant – c’est de constater à quel point le pauvre de Rictus n’est pas une figure de style, un personnage littéraire. C’est un être humain, réel, en chair et surtout… en os. Il existait de son temps et, hélas, il existe encore du nôtre. Et aujourd’hui comme hier, ceux qui le croisent s’acharnent à l’ignorer, à le maltraiter ou, quand ils portent le cœur à gauche, à lui accorder une maigre aumône pour mieux se convaincre de leur générosité. Les Soliloques du pauvre résonnent donc comme un manifeste intemporel, une épine plantée dans le pied des bien-pensants et il est salutaire, régulièrement de la renfoncer de quelques millimètres, cette épine… Le pauvre ne mangera peut-être pas plus à sa faim, mais avec un peu de chance le nanti digèrera moins bien !

 

Ce sera toujours ça de pris !

 

Stéphane Beau

 

Jehan Rictus, Les Soliloques du Pauvre, éditions du Petit Pavé, "Arkhaia", juin 2012, 199 pages, 20 €

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