Anise Koltz : Parole de femme
La poésie adoucirait-elle la chose au monde la plus répandue – le désespoir ? Une grande dame « à court de prières », Anise Koltz la rend intelligible au cœur et en fait tout à la fois une œuvre, un souverain antidote – et un lieu de naissance.
Si Anise Koltz use de mots, c’est bien pour créer ce lieu inaliénable où, portés à l’incandescence, ils révèlent leur lumière crue – celle qui se dépose sur nos jours avec le geste qui déplace les lignes et tourne les pages comme pour éclairer une plénitude gagnée sur l’absurde :
Si les mots refusent
De céder à l’écriture
Ils se transforment
En pierres
Se retournant
Contre moi
Mais les mots ont cédé pour devenir sous sa plume presque doux au toucher – n’étaient cette densité propre, cet « infracassable noyau de nuit » dont parlait André Breton et sa « fleur insécable » qui lèvent le vocable avant son sens au fil de ces 134 pièces poétiques finement ciselées jusqu’au bord du vertige… Peut-on se heurter (jusqu’à s’en faire mal…) à cette qualité de douceur qui nous touche dans son sobre bonheur d’expression - et qui nous confronte si suavement à nos limites plus ou moins reconnues, accompagnées ou non vers la découverte de la « secrète symétrie du monde » ?
Petite-nièce du couple Mayrisch de Saint-Hubert qui fut précurseur de l’unification européenne (1), Anise Kolz, née à Luxembourg-Eich, publie ses premiers recueils en allemand, dans le coin de création qui lui est échu : Spuren nach innen (1960) et Steine und Vögel (1964). Là où est la langue, la poésie fait advenir la parole qui ouvre le monde et la musique qui le fait tourner – sans se confondre avec lui qui tourne sans raison et sans savoir autour de quoi :
Un mot
Peut signifier le monde
Sans être le monde
Il n’est que signe
Sonorité
Le mot n’éclaircit pas
Ne signifie rien en soi
Le poème le fait exister
Dans le sillage de son illustre famille, elle crée avec son mari René Koltz, directeur de la Santé publique du Grand-Duché (mort prématurément, des suites des tortures que lui avaient infligées les nazis, il hante certains poèmes), les Biennales de Mondorf qui se prolongent au travers des manifestations organisées par l’Académie européenne de Poésie qu’elle préside. Progressivement, elle passe au français – allant jusqu’à abandonner sa première langue littéraire, comme le rappelle son éditeur, Gérard Pfister, qui met à notre portée (2) cet art poétique lancé avec un ineffable sens de la vague dans l’interrogation de l’impossible – jusqu’à se suspendre au bord extrême du langage pour lui faire rendre sens et clarté par la grâce d’une « nouvelle fréquence sans mots » :
Je ne possède rien –
Je suis pleine de néant
Vide comme le ciel
Ne m’appelez pas
Chaque fois
Que mon nom est prononcé
Il perd
De sa substance
Ne possédant rien et n’ayant de prise sur le rien qui fait tourner le monde sans raison, la poétesse se saisit de l’absolu, qu’elle exprime en vertigineuses combinaisons et condensations arrachées à la langue commune pour faire advenir le miracle du verbe qui célèbre – quand bien même célèbrerait-il cette impuissance émerveillée à se saisir de ce qui est ou de ce qui doit être, pourvu que ça se mette à parler et chanter dans l’évidence comblée d’un dire à jamais indélébile :
Ne traversez pas
Mes anciens jours
Ils ne m’appartiennent plus
Je versais le temps
D’une cruche
Que ma mère avait troquée
Chez un brocanteur
Contre la robe délavée
De mon enfance
C’est ainsi que la parole commence, que le langage s’émeut et que le monde s’ébranle vers sa vérité révélée…
Michel Loetscher
Anise Koltz, Soleils chauves, Arfuyen, mai 2012, 150 p., 10 €
1) L’industriel luxembourgeois Emile Mayrisch (1862-1928) a créé l’ARBED (Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange), présidé le cartel de l’EIA (Entente internationale de l’Acier) et fondé le Comité franco-allemand d’information et de documentation)
2) Gérard Pfister a publié à ce jour quatre recueils d’Anise Koltz
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