La parole suppliciée

                   

 


 

Annick Breton pratique une écriture poétique « du plus haut vol » qui répare les ailes blessées plutôt qu’elle ne les arrache et rallume la lumière des vivants  jusqu’au fond des verres brisés… Histoire sans doute d’éclairer cet inconnaissable qui nous habite… Mais la tête d’un ange est-elle habitable dans la tempête ?

 

L’exercice de la poésie peut-il donner l’impression d’une prise sur les choses – ou faire jaillir une fleur dont l’ombre effacerait le désert sous nos pas ? La feuille qui tombe se souvient-elle de l’arbre d’où elle vient ?  La vie est si seule - même suspendu aux mots, le poète ne revient pas de la descente dans son puits de solitude…

La poésie en prose d’Annick Breton accomplit la fidélité à une exigence – celle d’un inextinguible besoin d’expression de la réalité la plus inavouée, fût-ce pour dire l’indicible ou l’insoutenable vers lesquels elle tend ses lignes haute tension sans pouvoir les toucher,  les saisir voire les conjurer :

« La femme interrompue, ses gestes désassemblés pour tout dire et se dire que c’est le texte juste, la blessure du temps, l’épaule à portée de la vie close, métallisée, de la vie comme une musique acceptée faussement, répétée dans le blanc du jour, dans la lourdeur du buis massif et des talons qui battent la mesure et la valeur des choses. ».

 

Grandir vers soi ou battre monnaie commune ?

 

De la mesure à la valeur des choses, la poétesse tisse ce fil d’or ininterrompu nouant l’incertitude fondamentale à l’inabordable sécurité, le trop plein d’être au vide, dans cette intermittence qui accorde leur fugacité à leur tremblement saisi dans le plus vif d’une écriture en proie au fragment – ou au reflet consumé d’une commune monnaie dilapidée et volatilisée pour un si mauvais scénario en train de s’écrire

  • « parce qu’elle est née parole suppliciée dans les chemins, les bulles, dans les divisions d’une ruine d’être ».

 

Annick Breton enseigne le français et fait slamer ses élèves du lycée agricole et forestier de Mirecourt (88). En 1985, elle a reçu le prix étudiant de la Jeune Poésie – et gagné la publication de son premier ouvrage, La nuit pose trop tard ses  questions (Messidor), salué par Eugène Guillevic, le président du jury. Après L’Embellie (éditions Aspect, 2010), elle livre La Tête de l’ange (Dom éditions), dédié au poète vosgien Richard Rognet, confirmant un ancrage dans l’enceinte ultime de l’écriture poétique – en pleine démonétisation de la parole commune, si commune et si peu partagée :

« Quand elle serait le monde tout entier vêtu de rythme, ruisselant de parole, quand elle serait secret achèvement de ce qui bout dans l’océan, aurait-elle, Ange, le sourire improbable que tu cherches ? ».

Un autre poète, Thierry Rabot, a écrit la postface du recueil dont il souligne la cohésion – et la fidélité à tout ce qui rend si possible la poésie d’Annick Breton dans un monde certes subi mais vécu aussi au travers d’un infini verbal exprimé en fulgurances dont chacune est si ultime : « Voilà un poète qui érige le poème totem, oriflamme ou herse et le mue en philtre d’amour »…

 

« Si tout était littérature »…

 

L’affaire est entendue – par le poète comme par le « tout-venant » plus ou moins vif, argenté ou éveillé : chaque chose doit être faite comme si c’était pour la dernière fois, qu’il s’agisse de faire littérature ou société, de renverser les signes ou de les faire advenir…

« Si tout était littérature pour elle, il n’y aurait plus de secret déluge à secouer dans la maison, plus de cœur empesé ; plus de soleil délicieux pour laver la pièce où devenir tout cela qui désespère même le papier peint, le silence, et les secousses dans la bouche, le creux nourricier, le petit arrachement d’ortie si régulier contre le mur. Si tout était ruisselant de chaleur capturée, de craquelures fines, langagières, elle visiterait un dieu unique, un dieu dont la taille et l’habit voilent tout. Il n’y a pas à choisir. ».

C’est la pénétrante lucidité de l’enseignante-poétesse qui, d’un mouvement d’éveil ou de grâce, se met en jeu en enjambant un « espace de verbes assoupis » – quand bien même il ne faudrait pas désespérer l’infinie patience du papier peint ou des pierres, ni Billancourt ou la léthargie des épargnants. Mais sa poésie, toute en imminences, ne saurait guère l’être qu’à moitié – fût-elle cette « attentive distraction » tendue en frêle passerelle aléatoire sur ces abîmes que nous ne saurions, que nous ne voulons surtout pas voir…

Pas question pour Annick Breton de les fleurir, ces abîmes-là, fût-ce par la plus irremplaçable des roses bleues appelée à pousser vers la musique du hasard et à y inventer sa place hors du temps horticole, hors du cycle des saisons qui durent bien au-delà de nos intermittentes intensités… « L’orage et davantage, plus que la langue dispersée dans un sang trop limpide »…

Sa poésie fait son nid dans la plaie ouverte des fleurs et des pierres – celles dont on bâtit sa demeure, sa cathédrale ou son mausolée à grands coups d’interpellations. Mais est-ce le poète qui interpelle l’univers ou bien est-ce l’univers qui lui dicte chaque balbutiement de son  constant dépassement pour « embrasser le temps au-delà de soi »?

Annick Breton, La Tête de l’ange, Dom éditions, 84 p., 8 €

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