Emmanuel Laugier : du cœur de la ville au corps de la femme

 

Il arrive parfois que l’œil bandé n’est pas le bon. Et pour peu que l’être soit borgne cela se complique. Laugier prouve qu’il n’est pas besoin d’aller en cette extrémité dans la quête par l’image ou le texte du désir et du plaisir. Il arrive en effet que l’œil bande d’une autre façon. Ce déboîtement ou cette occlusion d’un principe de plaisir ne va pas sans ambiguïté tant les mises à nu proposées généralement ne sont en rien des dévoilements.

L’auteur le précise dans cette réédition complétée et révisée sur la figuration, ses apparences, ses traversées mais aussi ses travers. Il prolonge a réflexion esthétique par un retour réel plus spécifiquement urbain. Par ailleurs, l’obscène n’est, ici, pas forcément ce qui est pris pour tel. Quant à l’hypnose elle est grevée d’une charge politique, idéologique. Entre mise à nu et obstruction le poète déchiffre la vue en traitant à la fois du langage, de la réalité de la ville et du regard.

Laugier prouve combien il existe - par la langue comme par l’image - un exil au sein même de ce qui semble donner accès à un dedans. Tout reste de l’ordre d’un arbitraire. La poésie et l’image doivent le déchiffrer en se réinventant. Le poète cherche donc un langage de séparation, d’écartement afin que les mots fassent ce que l’image ne parvient pas forcément à réaliser.  Ils deviennent par diverses imbrications l’expression d’une pulsion cachée et complexe entre ombres et lumières de la ville et du corps.

Le caractère descriptif et évocatoire du poème se transforme par divers signes. La syntaxe met à nu, par ses formes mêmes, ce qui est tenu pour caché. Le verbe et son agencement deviennent moins formulation ou illustration que magie incantatoire. Baudelaire le savait déjà et Laugier fourbi ses armes pour reprendre cette idée à son compte. Le jeu sémantique propose fourche et triangle inversé au sein d’un système de déplacement du cœur de la ville au corps de la femme et dans une sorte de géographie de la pénétration physique où tout est maintenu selon une « ardore » que le matériel verbal comme l’imagerie tente de proposer. D’où des suites de tensions renouvelées là. L’œil et l’esprit atteignent de nouvelles marges par effet de "double bande". Et ce aussi bien dans « l’immonde cité » baudelairienne comme dans le cœur de ses « mortels ».

Jean-Paul Gavard-Perret

Emmanuel Laugier, "L'œil bandé", Editions Unes, Nice, 128 p. 20 €, 2016..

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.