Hélène Martin, ses amis, ses amours

Hélène Martin (à droite) avec Lucienne Desnoues à Viens, années 70.


Née à Paris le 10 décembre 1928, la chanteuse Hélène Martin est décédée le 21 février 2021 et les médias qui ont toujours besoin de noms connus et reconnus pour vendre et faire vendre ne soulignent évidemment que ses interprétations – au demeurant admirables – d’Aragon, Char, Pablo Neruda, ou encore Giono. Il est bien des milieux, n’est-ce pas, où l’on ne prête qu’aux riches ; celui-là en est un, pas des moindres !

N’empêche, Hélène Martin a pourtant tout autant solairement interprétés ses plus proches et même intimes amis  Lucienne Desnoues ainsi que son cher époux Jean Mogin, discret fils de Norge. Mais c’est habituellement ainsi que se bâtit, hélas, l’Histoire officielle - entre autres - de la chanson française, laissant d'autorité beaucoup trop de monde sur le bord de la route sans que, la plupart du temps, personne, ou presque, ne s’en émeuve.

Pour ma part je me demande – et c’est là une question que j’aurais justement aimé lui poser à brûle-pourpoint car cela me reste un tenace mystère – pourquoi elle n'a pas, à ma connaissance en tout cas, jamais mis en musique ni chanté des poèmes de son cher ami Lucien Jacques pour qui, pourtant, son admiration était grande, se contentant de ne célébrer l’homme et l’œuvre que par écrits ou interviews interposés.
Outre son engagement d’esprit sur plusieurs fronts – guerre d’Algérie, installation de « fusées » nucléaires sur le Plateau d’Albion, lutte des femmes - elle eut le courage – un peu comme son proche voisin Robert Morel pour le milieu de l’édition, et sensiblement à la même époque post-soixante-huitarde – de braver les pouvoirs et les mœurs du sacro-saint milieu du show-biz – courbettes et retours d’ascenseur, coups bas au besoin - en installant aux abords du village de Viens en Haute-Provence, en pleine cambrousse, sa propre société de production des Disques du Cavalier.

Hélène Martin chante Mes amis mes amours de Lucienne Desnoues.
 

Pour finir, voici – écrit en 1961 à la mort de son cher ami Lucien – un texte d’Hélène Martin que m’a communiqué Jacky Michel, président de l’Association des Amis de Lucien Jacques, ce dont je le remercie vivement :

Lucien et moi
Avions un peu
La même façon
D’aimer, de sourire
De voir et souffrir
Comme les « Pierrots »
Les clowns ou les chiens
Comme les poètes
Comme les chevaux !....
(à moins qu’il ne m’ait appris cette chanson-là ?)
Lucien et moi ?
Une amitié de peu de mots
Une amitié tendre et discrète
Même une peu trop, je peux le dire
Une amitié de peu de gestes.
On s’appelle « voisin, voisine »
Il marche sans faire de bruit
Il est agile et danse un peu
À façon bien à lui
D’écarter les bras
De sauter les haies
De rire « gentil »
Tout en se moquant.
Il peint en transparence
Il peint avec le pouce
Avec des bambous
Sur l’Ingres ou le Canson.
Ses objets ont une auréole
(toutes ses casseroles
ont le cul brûlé !
frichti oublié
pour une aquarelle !)
Ses moustaches sont un sourire
Ses silences sont des réponses.
À travers mon chant il m’entend
Il est le premier à savoir
Que « mon intense » se cache encore.
Il est le maître imperceptible
Qui s’en fout presque
Mais qui sait vous prendre au sérieux.
Il donne sans compter
Il retient aussi bien.
Il marche sans bruit.
(je l’ai déjà dit
mais l’image est là
qui passe et repasse…
Je le vois encore…
Encore et encore)
Et ses amis sont mes amis
Je chante pour tous et pour lui.
Je vais apprendre à ses côtés
à « dire les mots »
à doser ou lancer ma voix.
J’emmagasinais
Silence et lumière
Les sons de la terre
Les gestes qui aiment
Les vagues, les fièvres
Je les soupesais
J’assemblais les pièces
D’un mystère – ami -
Lucien dénichait
Lucien soulignait
Très délicatement
Mes feintes savantes,
Mes rires enfermés
Mes bonnes trouvailles,
L’ivraie et l’ivresse
Lucien choisissait
Lucien décantait
Dans mes maladresses
Dans le boiteux
Dans tout le goûteux
Que j’osais enfin
Petit à petit
Montrer sans frayeur
Tout cela sans heurt.

Ô mon cher voisin du moulin
Que sont nos amis devenus ?
Manlio Lazzeri, Spinetta
et sa science subtile ?
Robert Ranc, Jean Garcia
qui me fit aimer le graphisme
(encore à présent
nos tendresses parfois se retrouvent)
bien qu'il soit parmi ceux
qui doutent de mes « possibles » !
Parmi ces hommes qui s'étonnent
éternellement
qu'une femme puisse tenter une aventure
mener à bien une entreprise,
oser dire ses profondeurs
ou réaliser un projet !
Pour les compagnons de Lurs
le soir – au Moulin – je chantais.
Il y avait aussi Antoine Rico
l'imprimeur de Manosque
admirateur sans bornes
d'Alain et de Giono
(il nous en cassait les oreilles !)
Il y avait Justin Grégoire
qui va au devant des enfants !
Il y avait Lucienne Desnoues et Jean Mogin
Mes amis, leurs amours
Isabelle et Sylvie
Si l'on pouvait croire
jusqu'au bout du souffle
au couple magique et intelligent
si l'on pouvait croire jusqu'au bout des mots
à la poésie
unique et maîtresse
si l'on pouvait croire jusqu'au bout du monde
 en l'amitié vigie et soleil
ce serait par eux
Par eux je croirais
Avec eux... le miracle
d'éviter l'abîme...
 Pauvre Rutebeuf
 Ô mon cher Voisin du Moulin
que sont nos amis devenus ?
Lucien
j'ai gardé de toi tant de vie
et mes réveils « à la Lucien »
deviennent célèbres ici bas !
Sur ces monts que j'habite encore
pour combien de temps ? Je ne sais ?
Là, tout près de « ton au delà »
c'est là que j'habite.
Près de Montjustin
près de ton sommeil
nous sommes voisins
nous serons voisins
pour l'éternité
presque côte à côte
l'orbite vers l'est
le sourire en coin
fouettés de mistral
nous serons voisins
si, avant ces temps,
Albion, ses fusées
ne font pas de moi
cette ombre plaquée
que l'on voit là-bas
 - sur un pont je crois -
à Hiroshima
Si n'éclate pas
ce mont déchiré
et ne dissout pas
nos cendres voisines.

Que tu viennes à Viens
que je vienne à toi
que je reste à Viens
sur l'aire des morts
face à « ma maison »
face à Montjustin
nous sommes voisins
mon ami Lucien.

Mais je chante encore
pour combien de temps ?
Combien de vivants
pour combien de morts ?

Es-tu bien là-bas ?

 

André Lombard

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