Fabuleuse Lucienne !

Le langage me paraît être la plus stupéfiante création de l'homme. La poésie, c'est la fête du langage. Une fête où chacun reste dans son coin tourne au désastre. Voilà ce qui me semble arriver chez les muses, depuis qu'il est de rigueur de s'y travestir en sphinx. Lucienne Desnoues.

Lucienne Desnoues a fait partie dans son enfance et sa prime jeunesse de ces générations écolières pour lesquelles ce "monument national" qu'est le grand La Fontaine était chaque année forcément au programme.
Aujourd'hui qu'il n'y est plus, beaucoup moins, ou si peu, le recueil de cette douzaine de fables intitulé Les fables d'Étalon naïf  (anagramme de La Fontaine !) publié chez Les Amis de La Fontaine pourrait donc, venant de sa part, apparaître comme étant une sorte de coup de pied de l'âne au vieux lion, mais il n'en est rien. 
Il s'agit plutôt pour Lucienne de taquiner ici la morale à travers La Fontaine tout en taquinant la fable elle-même par la même occasion ; un genre qu’elle n'a jamais jugé bon de se risquer à pratiquer plume à la main sérieusement, à découvert, car la morale elle n'en usait qu'avec prudence et précaution, comme du poivre, presque en cachette car en privé uniquement, pour en faire profiter quelque peu au besoin sa vie intérieure, par petites prises ou légers saupoudrages, pas plus, pas moins, à bon escient, s'en méfiant presque autant que de tant de proverbes et maximes qui traînent. 
Ne jamais jeter le manche après la cognée, car toujours d'un mal peut sortir un bien  assurait-elle pourtant, par exemple, avec sagesse afin de réconforter. Et au cas où, la concernant, elle s'y tenait, y puisait des forces absolument.
Mais l'expérience de la vie offre en effet, n'est-ce pas, en le domaine tant de cas contradictoires, inverses ou dissidents aux règles soi-disant générales, que...morale de l'histoire, il vaut sans doute mieux en rire pendant qu'il est temps !
Ce à quoi la fabuleuse autant que facétieuse Lucienne nous entraîne avec élan, sans plaindre le sel de l'humour en le cas indispensable au croquant, sans toutefois non plus rogner par ailleurs le moins du monde les ailes - qualités et capacités – richement emplumées, étonnantes, d'un art d'écrire inventif, toujours aussi stylé, efficace et coloré.
Ainsi parvient-elle haut la main à faire s'enrouler et se développer à l'envi, avec aisance, chacune de ses douze fables autour de celles - correspondantes - de La Fontaine qui, peut-on penser, eut été ravi de les connaître, ainsi que leur auteur. 
Mais cela, pour sûr, sans réelle prétention de rivalité, sans une once non plus de véritable irrévérence, plutôt comme s'y prend au bord du ruisseau le grand liseron s’amourachant - lui par pur atavisme, mais Lucienne en toute connaissance de cause - de telle ou telle plante indigène voisine, plus haute et plus statique, plus ligneuse aussi, qu'il choisit en fait pour idéal tuteur.

Faire s’abaisser la fameuse fourmi aux pieds de la non moins fameuse cigale, faire d’un héron bien français un oiseau japonais, baptiser Perrette la vache de Suzanne, faire tirer un coche par une mouche géante, ainsi de suite, ces divers transformismes ne sont-ils point déjà, tels quels, en eux-mêmes, délices poétiques ?
Quant à la sacro-sainte morale, je lis à la fin de l’une des fables qu'au lieu de lui donner, comme il se doit en le genre, pouvoir de conclusion, Lucienne y livre cette fois-ci à la place, noir sur blanc, la recette par l'exemple de comment lui tordre le cou par une pirouette exécutée en vitesse comme si de rien était au moment le plus opportun : 

Peu de logique ici. De moralité point.
Mais la moralité, je la pressens qui point :
Tout simplement ma plume s'est complu
À se tremper dans l'encre à couleur farfelue.
Un brin de déraison peut nous venir à point.
Gens solennels, je vous salue !

Quand l'idée est venue à Lucienne d'écrire bien à sa façon, et peut-être à la file, cette douzaine de fables à contre-courant de celles de La Fontaine, on imagine facilement, à leur esprit, combien elle a dû dès lors s'amuser à propos de chacune en amont de leur rédaction définitive ; combien déjà leurs brouillons eux-mêmes, s’il y en eu, s'en trouvèrent à n'en pas douter diversement savoureux en leurs subtiles variantes de fond comme de forme.

Réécrire des fables de La Fontaine n’est pourtant pas, en rien, chose facile, personne n’en doute : c’est en tout cas pour Lucienne se frotter quelque peu - quoiqu’armée, certes, de pied en cap d'un rare talent très classique - à celui, fort puissant, du grand maître français incontesté en la matière, se colleter en même temps par ailleurs, à travers lui, à un genre littéraire aujourd’hui depuis longtemps désuet et réussir à travers le temps, malgré tout, à le revitaliser sur pied en choisissant d'y pratiquer en une sorte de greffe amoureuse - belle trouvaille ! - l'humour et la malice plutôt que la morale seule comme autrefois uniquement et obligatoirement indiqué.

Il va de soi qu’il lui fallait donc à la fois avoir du culot et une belle assurance pour réaliser ce tour de force littéraire, en relever haut la main le défi, faire du même coup en sorte que l'entreprise ne puisse, en aucun cas, virer à la pure et simple rigolade en telle ou telle fable selon tel ou tel degré de lecture.
Une réussite aussi évidente, joyeuse, sensible et intelligente, eut été fort improbable, il me semble, pour tout autre poète qu’elle de son temps, pour ne pas dire de son siècle, en exagérant juste un peu.
S’atteler à des fables, cela ne découlait-il pas, au fond, pour l’écrivain-poète d'une volonté, consciente ou inconsciente, de remise en question interne de son art ? Celle de revenir par là, en partie, sur ce qu'elle savait faire en le confrontant, impromptu, à des sujets difficiles parce que connus, archiconnus, et surtout reconnus comme appartenant au panthéon littéraire au bout de tant de générations et d’années scolaires françaises pur jus.

Maintenant, une réaction extérieure avant que Lucienne ne s'exprime da solo, enfin : N'est-ce pas, me disait un ami de sa poésie, que lorsque ces fables signées Lucienne Desnoues se retrouveront pourtant elles aussi bel et bien un jour ou l’autre au programme, les jeunes générations d'écoliers les apprécieront sans doute d'autant plus à leur juste valeur qu'il n'y aura déjà peut-être plus beaucoup de cigales, je veux dire par là de poètes capables, comme elle, de réenchanter quelque peu de nouveau si familièrement leur monde.
Et il poursuivit sur le même ton sans visiblement craindre une seule seconde d'aller, sur la fin, peut-être un peu loin : Ce n’est qu’au débouché de son actuel purgatoire que la poésie de Lucienne apparaîtra, alors plus que jamais vivante, dans toute sa splendeur et dans toute sa gloire, comme étant une ressource intérieure précieuse, rare et féconde, un secours poétique providentiel, une aide spirituelle efficace pour la survie du genre humain.

Qu'en dehors de sa poésie proprement dite Lucienne se fasse encore conteuse, préfacière, épistolière ou fabuliste, elle y est, et demeure là aussi il est vrai pour toujours, avant tout grand poète à propos duquel se dégage chez le lecteur un sentiment de vive reconnaissance contre l'injustice et l'oubli.

 

La Tortue et le Lièvre

Rien ne sert de traîner si l’on doit aller loin.

La tortue et le lièvre en sont un bel exemple.

Une tortue, au bord du Loing,

S’achemina d’un pas plus ample

Qu’à son accoutumée : une rumeur courait

Qu’à peu de là un jardinier malade

Laissait à l’abandon raves, choux et salades.

Un lièvre ayant son gîte aux confins du Loiret

Apprit l’aubaine. Avec de si longues oreilles

Il ne pouvait manquer une annonce pareille.

En rien de temps il eut franchi les kilomètres.

Ouf ! Il restait beaucoup sous la dent à se mettre,

Les premiers arrivés étant tous repartis

Après avoir gaiement comblé leur appétit.

Vers son tout proche Loing retournait la tortue

Ayant croqué les cœurs d’ineffables laitues.

Le lièvre sur les choux jeta son dévolu.

Il aurait dû s’emplir la panse, rien de plus,

Mais étant fort profiteur et goulu,

Ouvrit un sac qu’il bonda de pesantes raves.

Puis, fardeau sur le râble, au bedon son dîner,

Fit demi‑tour d’une allure assez brave.

Chemin faisant, fatigue aidant, le poids s’aggrave.

Il faut poser la charge et la traîner, traîner,

Traîner, traîner, traîner vers l’irrémédiable :

Le jute usé s’éventre, et dans l’eau du Loiret

Roule le lourd butin dont tant on espérait.

Rien ne sert de traîner si l’on habite au diable.
 

NB  : les éditions du jais annoncent bien - depuis longtemps - publier ces 12 fables proprement extraordinaires en un prochain recueil... mais; dites-moi, en quelle année ?

 

André Lombard
 

Lucienne Desnoues, Les fables d'Étalon naïf, Les Amis de La Fontaine, février 2017, 160 p-, - 28 euros + 7 euros de port - il convient de s'adresser à l'une ou l'autre de ces adresses : SAJLF-Bulletins d’adhésion&de commande  ou sajlf-lefablier@outlook.fr

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