Shashi Tharoor, L’Émeute : du chaos au chaos

Shiva, avec Brahma et Vishnu, forme le triangle fondateur de l’Indouisme. Il est le chaos, ce à quoi tout retourne. Il est le destructeur, nécessaire avant que Brahma une nouvelle fois, donne une forme neuve au monde. Vishnu lui règle sur les hommes, entre ces deux forces primaires, il fait ce qu’il peut.

 

L’Émeute, même écrite par un indien des plus occidentalisé - Shashi Tharoor, alors haut fonctionnaire des Nations Unies, à présent ministre du gouvernement indien - n’échappe pas à ce désordre, fascinant et effrayant, qui fait que les visiteurs aiment ou fuient ce continent qui se prétend pays. Le livre va du chaos au chaos, tout au long de son écheveau sur lequel l’auteur cherche à élucider un crime sans renoncer à faire comprendre la complexité indienne. Fil après fil, il déroule les récits croisés du fondamentaliste indou, de l’administrateur civil qui pourrait être passé par les mêmes écoles que l’auteur, du chef de la communauté musulmane, de l’historien, de la victime, de beaucoup d’autres.

 

Au contraire d’une nouvelle policière, le mystère qui s’épaissit d’abord ne s’éclaircira pas au dernier chapitre. Le roman suit toutes les pistes. Toutes les logiques qui s’opposent. Les enchevêtrements des motivations des uns et des autres, entre aveuglements et sincérités, multiplient les culpabilités.

Lorsqu’on arrive au terme de ces pages, le chaos s’est épaissi. Pour être mieux comprise, la complexité ne s’en est pas réduite. La roue karmique continue de tourner et le seigneur Shiva poursuit sa danse cosmique ; il se rit des hommes, promis à une inévitable destruction.

 

Dans sa cohérence, chacun va vers le terme de sa course. Les courses s’opposant, l’Inde qui n’existe que par l’espoir que le pays soit supérieur à la somme de ses parts est menacée par l’implosion. 22 langues officielles, des centaines de dialectes, des milliers de dieux, certains indous vous dirons des millions alors que les musulmans qui les côtoient n’en tolèrent qu’un et d’autres aucun. De multiples religions, le bouddhisme, le jaïnisme, les chrétiens, les sikhs, et beaucoup d’autres, toutes variantes acceptées par la tolérance englobante indoue et toutes rejetées par l’Islam, qui se déclinent en d’innombrables sectes et sous-sectes.

 

S’ajoute une géographie des plus diverse.

S’ajoutent des groupes ethniques aux couleurs de peaux s’étageant du plus clair au plus sombre.

S’ajoutent les castes.

Tout s’imbrique et s’oppose sur des cartes dont les lignes ne concordent pas.

 

Au moment où j’écris ces lignes, dans une voiture qui me mène de Delhi à Agra, puis à Hyderabad, tous les journaux indiens montrent le visage scarifié d’un lieutenant général à la retraite, K.S. Brur, qui à 78 ans vient de survivre à une tentative d’assassinat, dans les rues de Londres, par des extrémistes sikhs appartenant probablement aux Forces Armées du Khalistan, un groupement indépendantiste, religieux et extrémiste, d’un pays qui n’existe pas.

 

K.S. Brur ne doute pas que la tentative de meurtre soit liée à l’assaut qu’il a donné en 1984, sur ordre du gouvernement d’Indira Gandhi, au Temple d’Or d’Amritsar, haut lieu de la religion Sikh, pour en déloger les forcenés du Khalistan, meurtriers et religieux, qui s’y réfugiaient et se servait du Temple comme base de leurs attaques armées. Cette tentative de meurtre à lieu alors que le gouvernement provincial du Pendjab s’apprête à tolérer un mémorial à ces martyrs meurtriers.

 

L’Émeute ne parle pas beaucoup des Sikhs, si ce n’est en la personne d’un chef de police, buveur et jureur, brute amicale fidèle à l’administrateur civil jusqu’à trahir ses secrets.

 

Les extrémistes dans ce livre sont plutôt indous et musulmans, quelle différence. À un autre chapitre, une femme brûlée vive survit dans un lit d’hôpital, simplement parce que sa dot était insuffisante. Ce n’est pas un cas isolé, une invention de la fiction. Ce fut si courant en Inde qu’une loi a été votée pour permettre d’arrêter immédiatement les familles des femmes ainsi torturées par avidité. Là aussi, les journaux du jour s’en font écho, des groupes de pression cherchent à faire amender cette loi, jugée par eux trop expéditive, trop facile à actionner pour envoyer, sur un simple différent conjugal, toute une belle famille en prison. Où placer la barre, pour qu’une injustice n’en remplace pas une autre ?

 

Les clichés, bons et mauvais, se neutralisent. La tolérance et l’ouverture prêtées à la religion indou, l’exemplarité de la plus grande démocratie au monde, sont démenties par l’injustice, la corruption, l’oppression du plus faible par le fort, qui change de sens à chaque fois que la roue tourne, sans qu’aucune vertu de la victime ne subsiste lorsqu’elle est à son tour en situation de force.

 

Le livre s’achève.

Le lecteur sait tout, il ne sait rien. Il ne reste personne qui ne soit pas à un titre ou un autre coupable, pas même la victime – jeune Américaine en mal d’ONG - n’est innocente. Il n’y a guère que la main qui a planté le couteau qui ne soit pas absolument certaine. Il y a bien un homme arrêté, que beaucoup d’indices accusent, mais il n’a rien avoué. Ce pourrait être n’importe qui d’autre, dans l’émeute, et les motifs ne manquaient pas.

 

Tout est trouble donc, comme dans la réalité, les contours du chaos sont certes tracés en lignes plus appuyées qu’au début du livre, mais le visage dessiné conserve des traits brouillés.

 

C’est l’Inde. C’est Shiva. C’est la mort et c’est la vie.

 

Tang Loaëc

 

Shashi Tharoor, L’Émeute, Seuil, Points, 2004, 383 pages, 8,10 €

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