Entre deux eaux, entre deux siècles

Paris dormait ferme écrit l’auteur de Quai des enfers, ce qui pourrait être, selon la quatrième de couverture, un thriller à suspense. Que l’on juge :

 

"Paris, l’hiver. Noël s’approche avec l’évidence d’un spectre. Au cœur de la nuit une barque glisse sur la Seine, découverte par la brigade fluviale à l’escale du Quai des orfèvres. A l’intérieur, un cadavre de femme, sans identité. Sur elle, la carte de visite d’un parfumeur réputé. Une première dans l’histoire de la brigade criminelle, qui prend en main l’enquête, Jo Desprez en tête. Mais quel esprit malade peut s’en prendre à la Seine ? Qui peut vouloir lacérer ce romantisme universel ? Exit les bateaux-mouches et les promenades. Le tueur sème la psychose : celles des naufrages sanglants.

Désormais, son ombre ne quittera plus le fleuve. S’amorce alors une longue descente funèbre qui délivre des secrets à tiroirs. Jusqu’à la nuit, la nuit totale, celle où se cache le meurtrier.

Pour le trouver, nul ne devra redouter les plongées. A chacun d’affronter ses noyades."

 

Force m’est de reconnaître, la noyade était au rendez-vous. La mienne, cela s’entend. Pleine de l’anticipation du bonheur de lecture, j’ai plongé, sans préjugé, dans ce roman, pardon, thriller, et pas une seule fois je n’ai frémi aux circonvolutions de l’intrigue d’un style entre deux eaux égal aux cadavres flottant dans la Seine, comme si l’auteur n’avait pu choisir : La journée était passée d’une traite. Impossible de faire mieux dans le genre laconique.

Avec des réflexions philosophiques, Jo Desprez tient toutefois son lecteur en haleine car

 

"Dans son métier, il répétait inlassablement que rien ne l’étonnait plus. Des mères qui déciment leur famille entière au couteau pour leur garantir le paradis, jusqu’au tueur en série qui tue pour ne plus être seul chez lui et s’entourer de cadavres."

L’horreur du crime, rendue toute relative par la description esthétique, est contrebalancée par une idylle cycliste :

"Arrivé en bas des tuileries, il attendit Lily. Glissant les écouteurs dans sa poche, il modéra son tempérament d’oursin. Lily était une gentille fille, elle méritait qu’il soit agréable. Au moins.

“ Allez Lily accroche-toi. Si tu me suis jusqu’aux Champs, je t’achète un macaron et tu choisis le parfum.

T’inquiète Rémi, je n’ai pas besoin de macaron pour être heureuse avec toi”, souffla Lily qui n’était pas rancunière.

Lily était une sportive. Le ton adouci de Rémi lui avait électrisé les jambes. Après avoir passé le Rond-Point des Champs-Élysées, où crânaient toujours quelques belles voitures devant l’hôtel Dassault, Rémi fut dépassé par un autre bolide. Lily. Se retournant, elle lui cria en clignant de l’œil :

“ Et tant pis pour le macaron !”"

 

Quelques mises en abyme, grâce aux articles d’un journaliste déjanté, agrémentent la narration près du dénouement. Sans oublier que la vanille doit relever la blanquette de veau et que le cake se doit d’être parfumé à l’ambre et à la violette, Ingrid Astier dévoile un Paris sous une autre perspective, celle de l’érudition. Même si les personnages restent un peu distants, le tout est poli et lisse soutenu par une saine ambition. Un premier roman prometteur et un auteur à suivre assurément. On peut rester songeur en regard de la dernière pensée de Jo, inspirée par Reinhold Messner (ce qui suggère une lecture de Passions interdites):

 

"Depuis toujours, il pensait que le criminel était ce qu’on avait trouvé de plus exotique. Au sens propre de l’exotisme : un esprit extérieur, étranger, à des années-lumière de soi. Cette distance permettait d’en faire un monstre. De le rejeter loin. Alors, il ne nous touchait pas. Tandis que la victime, par l’identification, flattait le cœur.

Mais là, les paroles de l’alpiniste donnèrent au solitaire ultime qu’était le meurtrier un autre relief.

Très nettement, Jo fut envahi par une atroce pensée : le meurtrier tuait pour revenir vers les hommes. Il tuait pour quitter sa solitude et réintégrer la société."

Un instant, il fut là-haut.

"Là-haut avec le tueur, dans le grand désert blanc."


Si Ingrid Astier évolue dans les eaux glauques de la Seine, ce sont celles de la Baltique qui envoûtent Johan Theorin. L’Echo des morts fait vivre les espaces verglacés sous les tempêtes de neige où la mer se caparaçonne du gel au Grand Nord. Plusieurs générations on trouvé la vie et la mort dans ces étendues lactescentes dont la renommée immarcescible s’interpose de page en page à la survie balayée par les vents ancestraux.

Des strates temporelles entrelacées offrent des échos mortels de souffrance endeuillée. Comment annoncer à des enfants que leur mère ne reviendra jamais de ce dernier voyage. Joakim ne le sait pas, lui qui grave le nom de Katrine parmi la liste des disparus :

 

"UN NOUVEAU MOIS commençait, Noël approchait.

Vendredi après-midi. Joakim était retourné dans le grenier de la grange glaciale, devant le mur où étaient gravés les noms des morts. Il tenait à la main un marteau et un ciseau à bois fraichement aiguisé.

Il était monté au grenier quelques heures avant d’aller chercher Livia et Gabriel, au moment où le soleil baissait et laissait les ombres envahir la cour. C’était une sorte de récompense qu’il s’accordait quand le chantier de rénovation avait bien avancé.

Rester dans ce grenier silencieux était reposant malgré le froid, et il aimait détailler les noms gravés dans le mur. Il lisait et relisait bien sûr celui de Katrine, comme un mantra.

A mesure qu’il apprenait par cœur un certain nombre de ces noms, il s’était familiarisé avec le mur lui-même, les nœuds et les cernes de bois. A gauche, dans un coin, s’était formée une fente assez profonde dans une des planches médianes, et il finit par avoir envie d’aller voir ça de plus près.

La planche s’était fendue le long d’un cerne. L’ouverture s’était ensuite élargie en suivant une ligne diagonale. En y appuyant la main, il avait vu le bois craquer et s’enfoncer un peu. Alors, il était allé chercher des outils."

 

Les revenants seront-ils au rendez-vous des vivants en cette nuit de Noël comme le veut la tradition ? Ils l’étaient pour moi sans aucun doute dans le Gotland scandinave où les voyous sont durs comme un iceberg et les bienpensants peuvent recéler au cœur un glaçon de froidure insoupçonnée.

 

Murielle Lucie Clément

 

Ingrid Astier, Quai des enfers, Gallimard, 2010, 401 pages, 17,50 €

Johan Theorin, L’Echo des morts, Albin Michel, 2010, traduit du suédois par Rémi Cassaigne, 404 pages, 20 €

 

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