"L'espion qui venait du froid", une curiosité anachronique

Alec Leamas, chef du réseau britannique d’espionnage à Berlin Ouest, vient de perdre un de ses meilleurs agents, Karl Liemeck, tué aux abords du mur alors qu’il tentait de passer à l’Ouest. Il est convoqué par son chef, Control (le bien nommé), à Londres, s’attend à être viré quand il se voit proposer une opération très risquée… « on » fait alors croire au licenciement de Leamas, début d’une descente aux enfers (même si sa rencontre avec une jeune communiste anglaise naïve adoucit son sort..) où il se met à boire, agresse des gens et finit par être jeté en prison. En résultat de ses efforts, il est contacté par des agents communistes pour passer à l’est et livrer les informations dont il dispose sur les renseignements britanniques. Leamas joue le (double) jeu afin de discréditer le réseau de contre espionnage est-allemand. Les choses se dénoueront cependant d’une façon qu’il était loin d’imaginer…

L’Anglais John le Carré, en publiant ce roman en 1963, marqua le genre de l’espionnage. Rappelons ici que le monde était en pleine guerre froide, marquée par la construction du mur de Berlin en 1961 et la crise des missiles de Cuba l’année suivante. Ce livre reflétait indéniablement l’atmosphère de l’époque et remporta un grand succès. Adapté au cinéma par Martin Ritt (auteur de films remarquables comme Hombre avec Paul Newman et de Norma Rae avec Sally Field) avec Richard Burton entre autres, ce livre introduisit John le Carré comme un maître du roman d’espionnage et d’autres adaptations cinématographiques  suivirent : citons par exemple La Maison Russie, The tailor of Panama et Constant Gardeners. Le Carré est souvent qualifié de maître du roman d’espionnage, aux côtés de Robert Littel. Cette réputation est-elle pour autant méritée ?

Tout d’abord, l’intrigue fait « datée ». Les références multiples à la guerre froide, au partage de Berlin, aux pratiques du KGB et à la CIA risquent de paraître incompréhensibles aux lecteurs d’aujourd’hui. Idem pour la thématique de la réintégration des deux Allemagnes, incluant ses anciens nazis, à l’intérieur des deux camps. Par contre, sa structure est intéressante, palpitante parfois. La confrontation entre Leamas et ses différents interlocuteurs à l’est lors de ses debriefings sont bien menées. Voir les rivalités à l’intérieur des services de renseignements des deux camps interférer dans le conflit est/Ouest est également savoureux et ajoute du suspense.

Certaines situations sont décrites avec un humour sous jacent plutôt bienvenu. Un point noir toutefois : le personnage féminin. Il est assez larmoyant et très peu enthousiasmant. À part coucher avec le héros, on se demande à quoi elle sert… Surtout qu’il y avait là un vrai challenge : créer un personnage de militante communiste anglaise — avec ce que cela suppose d’efforts afin d’intégrer une minorité politique dangereuse, tenue à l’écart de la société- aurait pu être réellement intéressant. Le Carré a-t-il ici été prisonnier des conventions de l’époque ? On peut le penser. Ou peut-être cette optique ne l’intéressait tout simplement pas…

L’auteur a pourtant écrit pas mal de réussites par la suite. Il est possible de voir L’Espion qui venait du froid comme une œuvre de jeunesse, comme une matrice de son univers. Le problème de la qualité de la traduction peut également être posée : elle abonde en argot et tournures typiquement françaises (pratique coutumière de la Série noire) et a pu peser sur les dialogues. Une révision permettrait peut-être de se rapprocher plus du texte anglais initial et ainsi de mieux apprécier l’ouvrage.

Reste tout de même un livre plutôt agréable, une curiosité teintée d’anachronisme et cependant non dénuée d’intérêt et de charme.

Sylvain Bonnet

John Le Carré, L'espion qui venait du froid, traduit par l'anglais par Marcel Duhamel et Henri Robillot,Gallimard,  folio policier , mai 2010, 328 pages, 6,75 €

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