"Fatigue du sens", le cri de désespoir de Richard Millet

« La fatigue du sens est une maladie de la volonté […] ressortissant à l’hédonisme, lequel est une forme d’infantilisation générale. » Telle est la justification du titre, offerte par l’auteur, de l’un des livres les plus corrosifs de ces derniers mois. « Corrosif » n’est que l’un des adjectifs aptes à le définir ; véhément, virulent, violent seront également invoqués pour qualifier des pages qui parfois semblent devenir incandescentes au point que l’on est alors contraint de les reposer pour ne pas se brûler les doigts.

 

Richard Millet en a après le monde contemporain. Il clame « le dégoût que m’inspirent le genre humain et la masse ». Cependant, il hait « suffisamment les hommes pour rester dans la juste mesure que [lui] donne cette haine ». « Juste mesure », c’est vite dit. Aux qualificatifs déjà cités, il faut donc ajouter « misanthrope enragé ».

 

Les vitupérations de Millet visent surtout la France contemporaine ; il hait, en effet, la tyrannie de la face du « Français de souche fatigué d’être lui-même au point de devenir l’esclave de son absence de volonté ». Ni Léon Bloy, ni Péguy ni même Céline n’ont eu de mots aussi furieux à l’égard de leurs compatriotes. Mais les termes « Français de souche », eux, font écho à des débats actuels et leurs résonances sont urgentes.

Quel est le crime de ce misérable autochtone ? Il s’est résigné à « un monde post-démocratique », que l’auteur appelle « horizontal » et qui a renoncé « à toutes les valeurs de la verticalité. » Pour le lecteur peu familier de ce mot, précisons que la verticalité implique la transmission des valeurs par les générations précédentes, qui seraient détentrices de l’autorité.

 

Millet est également horrifié par la déchristianisation, « c’est-à-dire l’oubli de soi, le reniement, même, et non seulement dans le domaine spirituel mais aussi dans l’évacuation du spirituel ».

À ces misères s’ajoute le mépris pour le peuple, « dans la mesure où il n’est plus authentique, immémorial, en un mot : français, mais erratique, […] une fiction sociale-démocrate ».

L’auteur entend peut-être rassurer quand il précise plus loin l’objet de sa vindicte :

 

 « Ce que je dis de la France vaut pour l’Europe tout entière, non pas d’un point de vue populiste, raciste ou conservateur, mais parce que le Nouvel Ordre moral, celui qui est bâti sur les deux piliers du Droit et du Marché, suppose la destruction de notre verticalité nationale au profit d’une horizontalité sans tradition ni mémoire, ni autre avenir que l’éternelle présence de l’hédonisme comme régulateur de conflits. »

 

Millet en a après l’Occident tout entier.

En fait, c’est un amoureux dépité, car plus loin, il écrit : « Être français ? Une qualité avant toute chose. Nul autre peuple au monde, sinon l’anglais, n’a élevé ce principe à ce point d’universalité. »

« J’aime l’idée d’être un pur Français. Que pourrais-je être d’autre ? »

 

Une dénonciation féroce de l’immigration

 

L’on cherche à reprendre son souffle ; cela est aisé, car le livre est composé de courts textes isolés. Mais voilà que Millet aborde un sujet brûlant : l’immigration. Et son propos devient difficile à interpréter : « Je n’écris pas ici contres les immigrés, les races, les ethnies, les étrangers, l’islam, etc. » assure-t-il p. 15. Mais, p. 22, il déclare : « L’immigration telle qu’elle a lieu en ses apories communautaristes comme en son irréversibilité est une guerre civile innommée et, dans la terreur juridique entourant cette affaire, l’innommable de la guerre civile. »

 

On s’avise vite que la plus grande partie de l’ouvrage est une dénonciation féroce de l’immigration. Tantôt il s’en prend au « tout-culturel », appellation ordinaire de l’admission des cultures étrangères dans la culture nationale, et tantôt au fait que les immigrés seraient irrémédiablement étrangers : « Les immigrés sont là, eux, non intégrés, sans doute inassimilables, et la guerre civile est en cours, une guerre le plus souvent silencieuse, et perdue d’avance par les autochtones. » Car, dès lors qu’il prend un transport public, Richard Millet se sent désormais « toléré » par les immigrés. Toléré, lui, dans son propre pays.

 

Peut-on discuter ? Ce serait dérisoire car l’auteur écouterait sans doute avec patience, mais armé d’irrédentisme ou de mépris : « Feignons de croire qu’il existe des antiracistes intelligents. » Ouais, il y en a de sincères, des philanthropes égarés, des cathos de gauche, des repentis, bref, des jobards ou pires. D’ailleurs, « Le dialogue est l’opium des peuples », prévient Millet, citant Michel Deguy. « Et pour cause : il n’y a plus de peuples, sinon ce dialogue fictif et la nostalgie qu’ils ont d’eux-mêmes. » Déduction : il n’y a pas d’antiraciste intelligent et toute contestation est ergotage de turlupin.

 

La description d’un séjour à Dinard est sans appel : l’auteur y a vu des Blancs à tresses jamaïcaines, des Africaines obèses « et leur marmaille », « un couple de musulmans dont l’homme est barbu et la femme sévèrement enfoulardée ». Cela rappelle L’École des Cadavres et les prophéties de Céline sur la « négrification de la France ». C’était en 1938.

La conviction de Millet est formelle : les jugements qui ont dilué le refus de l’Autre ne sont qu’un Nouvel Ordre moral, le totalitarisme des jocrisses :

 

« Les progrès de la propagande antiraciste, la religion des droits de l’homme, l’apothéose politique de l’humanité sont à ce point avancées qu’on ne comprendra même pas le refus que j’oppose au Nouvel Ordre moral, sauf à me peindre sous l’aspect d’un démon. »

 

Non, il n’est pas un démon : ceux-là séduisent, alors qu’il crache son mépris au visage du dissident. « Je ne regarde jamais sans une certaine pitié ces pauvres hères qui ont sucé dès le berceau le lait de l’antiracisme : probes, pâles, fades, ennuyeux… » Et il les accuse même d’être… démoniaques !

 

L’auteur est tellement tranché et hostile aux objections, toutes devinées d’avance, qu’il évoque irrésistiblement le paradoxe de Bernard Shaw : « On ne peut discuter qu’avec ceux qui sont de votre avis. » On pourrait évoquer la longue et sinistre histoire de tous les refus de l’Autre, de la Révocation de l’Édit de Nantes aux massacres des juifs sous le IIIe Reich. Pas la peine : « Je crois aux races », écrit Millet, en défense de… la diversité ! On pourrait lui exposer l’inanité scientifique de la notion de races humaines, laissez tomber. Vous êtes jobard ou vendu, choisissez.

 

Nos ancêtres les Gaulois

 

Ni jobards, ni vendus, nous observerons quand même que la nostalgie brûlante de Millet pour la verticalité est aussi justifiée que le retour à la brouette et au fiacre à l’époque d’Internet, de Facebook, de Wikipédia et autres services. La formation continue des jeunes générations se fait sur le Net et l’opinion des aînés n’y compte pas plus que celle des cadets.

 

Nous observerons également que Millet s’avance en territoire miné quand il affirme : « Nous avons bâti une civilisation sans les Arabes, les Africains, les Asiatiques. » Philosophe, il ne pratique pas beaucoup l’histoire, car sans la poudre inventée par les Chinois, nous n’aurions jamais pu mener nos guerres « patriotiques », sans l’imprimerie inventée par les Coréens, Millet ne serait qu’une voix clamant dans le désert, sans le zéro, inventé par les Indiens, nos mathématiques ne seraient pas ce qu’elles sont devenues, sans les billets de banque, inventés par les Chinois encore, l’économie européenne ne serait pas ce qu’elle est, sans les Arabes, qui les recopièrent fidèlement, des masses de textes grecs ne nous seraient pas parvenus. Quant à la métallurgie, elle est née il y a longtemps en Orient.



 Arrêtons l’inventaire des contributions cruciales des Asiates, des Babyloniens, des Sumériens, des Égyptiens à ce savoir dont nous sommes si fiers. L’auteur n’en a rien à f…. Il a ainsi oublié que l’Occident est allé voler, oui, voler en Afrique la main-d’œuvre qui lui a permis de s’enrichir outre-mer pendant des siècles, sacrifiant des centaines de milliers de vies humaines à sa soif de lucre.

Millet n’est pas historien, sans quoi il n’aurait pas usé de termes tels que « pur Français ». Si l’on peut leur attribuer un contenu culturel, il est impossible de leur en donner un du point de vue ethnique. Ceux qui brament « nos ancêtres les Gaulois » ignorent que les Francs, des Germains, les ont supplantés dès le IIIe siècle, donnant ainsi leur nom au pays ; ils ignorent aussi que les peuples les plus divers n’ont cessé de contribuer au tuf génétique de la France avant même qu’elle portât ce nom, Grecs de la Gaule Phocéenne, Arabes du Limousin, Anglais de Normandie, Germains de l’Est… Et que dire des immigrés appelés par la République pour repeupler le pays dévasté par la Grande Guerre.

 

Mais Millet n’a pas cherché à offrir un document critique, il ne veut que clamer, hurler sa peur et son dégoût. C’est réussi.

Fatigue du sens est un témoignage de la Grande Peur qui hante la France du XXIe siècle, et peut-être l’Europe entière. Pas seulement celle de voir une ministre de la République siéger en niqâb au Palais Bourbon, mais aussi celle de perdre son âme, absorbée, déchiquetée et disparue dans les mailles infinitésimales de l’Internet et des diktats du consensus. Son argumentation philosophique ne peut masquer le fait que ce brûlot est passionnel.

D’où son importance politique.

 

L’américanisation du monde

 

Ni fou ni aveugle, il s’en faut, Richard Millet voit bien que l’origine de la désintégration nationale et peut-être internationale est l’économisme, cette hégémonie de l’économie sur les valeurs. Il dénonce maintes fois la tyrannie du Marché, qui est la cause première de l’hédonisme, c’est-à-dire de l’inertie des classes sociales, uniquement soucieuses de consommer pour se procurer du plaisir. C’est aussi la cause de l’infantilisation galopante des populations et, comme il l’observe avec acuité, de la transformation de la « petite bourgeoisie » en nouveau prolétariat.

 

Au risque d’être taxé d’anti-américanisme primaire », il écrit, impavide : « La fascination exercée par l’Amérique n’est que la tentation du bas : être américain, de quelque façon que ce soit, n’est jamais une question d’essence, mais plutôt un ersatz dévalué de ce à quoi on renonce. » Il va assez loin, d’ailleurs : « En fin de compte, me dit-il (mais on ne sait de qui il s’agit), ne faut-il pas encore beaucoup aimer les hommes pour souhaiter des attentats qui détruiraient Disneyland, les restaurants McDonald’s, les locaux des grandes chaînes télévisées ! »

 

L’américanisation de la France et du monde, vomie en mainte page, mène à un discours économique. En effet, ce terme, « américanisation », recouvre l’extension du système des marchés, dont les États-Unis sont les croisés. N’étant pas économiste, Millet n’entend pas se battre sur ce terrain. Peut-être pressent-il aussi qu’il risquerait de s’y retrouver d’accord avec deux analystes marxistes, Georg Lukacs et Henri Lefebvre. Le premier, dans Histoire et conscience de classe, a démontré l’altération de la conscience bourgeoise par le capitalisme, œuvrant à sa propre destruction par l’extension même de ce capitalisme ; Millet voit donc juste quand il vitupère le néo-prolétariat inerte qu’est devenue la petite bourgeoisie, mais il s’arrête là. Dans son opus majeur, la Critique de la vie quotidienne, le second marxiste, Lefebvre, dit beaucoup de choses qui préfigurent, il y a exactement cinquante ans, le propos de Millet, y compris sur les « techniques du bonheur », l’ordre moral et même le déclin du roman. Incidemment, Lefebvre pressent même l’avènement de la téléréalité.

 

Telle est l’ironie involontaire de ce livre : un auteur que revendiquerait le Front National sans barguigner se retrouve aux côtés de marxistes. Mais nous ne sommes pas ici dans le domaine des idées, Fatigue du sens est un cri de douleur.

Car Millet se bat dans son arène de romancier. Il y est célinien. La France fout le camp comme le reste du monde : « Un nouveau monde est en train de naître, avec lequel nous n’avons presque rien de commun. […] Nous ne serons rien, prenant le nihilisme au mot, afin d’être nous-mêmes. »

 

C’est un cri de désespoir, quasi suicidaire. Ce livre pathétique échappe au domaine des livres. Il bat des pages et s’envole comme un oiseau en feu. Il se peut qu’on doive s’en souvenir dans quelque temps.

 

Gerald Messadié

 

Richard Millet, Fatigue du sens , Éditions Pierre Guillaume de Roux, mai 2011, 154 p., 16 €

 

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