Immersion dans "L'Amérique des néo-conservateurs"

Perrin présente une édition revue et augmentée d’un ouvrage passionnant et instructif sur les néo-conservateurs paru initialement aux Éditions du Seuil en 2004. Alain Frachon est éditorialiste au Monde et Daniel Vernet, spécialiste des relations internationales, a écrit récemment 1989-2009 : Les tribulations de la liberté (Buchet-Chastel, 2009).


Les fondements de la pensée néo-conservatrice

Essentiellement portée par des intellectuels, ces derniers affirment d’abord leur conviction dans l’ « exceptionnalisme » américain, porteur de valeurs universelles. Hostiles aussi bien à l’isolationnisme qu’au réalisme longtemps incarné par Henry Kissinger, les néo-conservateurs encouragent leur pays à intervenir hors de ses frontières pour imposer la démocratie et les droits de l’homme, y compris par la force. Le politologue français Pierre Hassner parle à ce propos de « wilsonisme botté » (1). Dès lors, si le modèle américain est universel, les intérêts de Washington sont a fortiori ceux du reste du monde. Déjà influents sous la présidence de Ronald Reagan avec le théoricien de la stratégie nucléaire Albert Wohlstetter (1913-1997) qui préconisait la « dissuasion sélective » et la sophistication poussée des armements, ils estiment avoir démontré la supériorité de leur idéologie au moment de la chute du bloc soviétique à la fin des années 1980 qu’ils pensent avoir précipitée.

Les attentats spectaculaires du 11 septembre 2001 sont ensuite venus les conforter dans leur refus de voir perdurer les régimes « voyous » (Irak, Iran, Corée du Nord…) qui encourageraient le désordre mondial et menaceraient la sécurité des États-Unis. Pour écarter toute menace, les actions préventives contre les États et organisations anti-américaines seraient légitimes.

Soutenant Israël et obsédés par le Proche-Orient, ils n’ont que peu de considération pour l’ONU (Organisation des Nations Unies). Ils reprochent à l’institution d’être corrompue, de freiner la puissance américaine et de faire le jeu des dictatures. Pour John Bolton, ancien sous-secrétaire chargé du contrôle des armements et de la sécurité internationale au sein du Département d’État, la Constitution américaine est supérieure aux règles internationales. Dans Notre route commence à Bagdad, William Kristol (fils d’Irving Kristol) et Lawrence F. Kaplan écrivaient en 2003 que la force militaire, unilatérale par nécessité, était justifiée par des « fins morales ». Adeptes de la philosophie politique de Leo Strauss (1899-1973), ils ajoutaient dans une veine messianique naïve mais assumée : « si, par humilité, par abnégation, par une définition étroite de l’intérêt national, nous abandonnions la place que l’histoire nous a léguée, le chaos qui s’ensuivrait ne manquerait pas d’atteindre nos rives. »

L’un des intérêts du livre réside justement dans la richesse des citations tirées des réflexions des « neocons » (diminutif anglo-américain) qui parsèment les différents chapitres et qui se passent souvent de commentaire. Voici par exemple comment David Frum, l’un des conseillers de George W. Bush, résume, dans un entretien en janvier 2004, les racines du mouvement auquel il appartenait lui-même : « Vous êtes l’enfant de parents immigrés, très probablement catholique d’origine irlandaise ou juif d’origine européenne, au début des années 1950. Votre famille est naturellement démocrate : les juifs et les catholiques votent démocrate. Le parti républicain est encore largement WASP [White Americain Anglosaxon Protestant]. Vous exercez une profession intellectuelle. Vous voyez que les démocrates peinent face aux difficultés de l’heure, du Vietnam à la misère, du racisme à la violence urbaine. Vous vous rapprochez de certains thèmes conservateurs, ce qui ne fait pas de vous automatiquement un républicain : Perle se dit toujours démocrate. Vous continuez à trouver du mérite à une certaine dose de Welfare, vous êtes de ceux qui en soulignent les effets néfastes inattendus. Tony Blair pourrait être des vôtres. Sauf sur un point : lui veut toujours sauver la gauche ; nous, nous avons cessé d’espérer en elle et nous l’avons quittée. » Tout est dit.

On pourrait aisément partir de cet extrait pour remonter la pelote de la pensée des néo-conservateurs qui ont tant influencé, avec Richard Perle (membre de la Commission de la politique de défense du Pentagone entre 1987 et 2004) et Paul Wolfowitz (secrétaire adjoint à la Défense entre 2001 et 2005), la politique extérieure des États-Unis et engagé la première puissance mondiale dans le bourbier irakien. 

Les auteurs ont procédé à une enquête des origines absolument fascinante (chapitres 3 à 7) qui montre les conséquences des soubresauts de la première moitié du XXe siècle, notamment européen, sur la vie politique et intellectuelle outre-Atlantique.

Irving Krisol
















« Un néoconservateur est un homme de gauche qui a été agressé par la réalité » 
(Irving Kristol) 

Né dans les « alcôves » de l’université City College à New-York, premier établissement supérieur et gratuit du pays, le mouvement dans les années 1930 est d’abord l’affaire d’intellectuels de gauche juifs ou d’origine irlandaise, tous antistaliniens, autour notamment du journaliste Irving Kristol (1920-2009), fondateur de la revue The Public Interest.

Pour ces trotskystes, la rupture avec la révolution se fait après la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte de forte croissance économique, ils soutiennent l’effort des pouvoirs publics dans leur construction du Welfare State (État-providence), une idée de gauche ; ils rejettent aussi, par progressisme, les discriminations contre les Noirs et refusent d’adhérer au maccarthysme qui traquait, à l’obsession, les communistes dans la société américaine. 

Cependant, après leur « déradicalisation » survient une seconde rupture plus étonnante… avec les libéraux dont ils étaient proches. La critique de la Guerre du Vietnam les met mal à l’aise. Ce conflit, mené à l’origine pour endiguer le communisme en Asie du Sud-est, devient vite le symbole d’un anti-américanisme qu’ils ne sauraient partager. Il ne pourrait y avoir de complaisance à l’égard de Hanoï sous la férule alors de Moscou. Surtout, les premiers néo-conservateurs, à l’instar de Ben Wattenberg, l’un des conseillers du président Johnson, refusent, contre le « déclinisme ambiant », le « constant dénigrement de l’Amérique », terre d’asile des Irlandais au XIXe siècle puis des Juifs européens persécutés en Europe après l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933. Ils rejettent le portrait « d’un pays raciste, machiste, sexiste. »

La séparation se fait plus idéologique encore avec la « nouvelle gauche » (New Left), suspectée de relativisme culturel et moral en faisant corps avec les mouvements sociaux libertaires des années « sixties ». Beaucoup s’offusquent de l’ivresse emplie de certitudes des étudiants des campus en ébullition. Au passage, avec le démocrate David Patrick Moynihan, ils commencent à fustiger les programmes onéreux et contre-productifs de l’assistanat public qui remplacerait le mérite, le goût de l’effort, bases selon eux de l’efficacité économique et du mythe américain.

« Vous n’êtes plus des gens de gauche, vous êtes des néoconservateurs »

Cette phrase accusatrice a été prononcée en 1973 par un intellectuel de gauche, Michael Harrington, qui reprochait à certains démocrates de virer leur cuti et d’épouser les arguments des républicains. Sous la houlette d’Irving Kristol, la deuxième génération ne s’émeut plus de collaborer avec la présidence de Ronald Reagan et n’hésite pas à s’allier, dans un curieux attelage, avec la droite religieuse, soutien de George W. Bush.

Matrice d’idées envahissant l’espace médiatique avec l’aide de riches financiers comme Rupert Murdoch, leur mouvement s’appuie sur une galaxie de think tanks (cercles de réflexion) adeptes du deep lobbying comme l’American Entreprise Institute (AEI), véritable pépinière de « neocons », l’Hudson Institute ou le prétentieux Project for the New American Century (fondé par William Kristol, il comptait parmi ses membres Dick Cheney et Donald Rumsfeld respectivement vice-président et secrétaire à la Défense de G. W. Bush) ; de revues bien connues parmi lesquelles The Weekly Standard (dont les bureaux se trouvent dans le bâtiment qui abrite… l’AEI cité plus haut, on ne l’invente pas !), The Public Interest, The National Interest ou Commentary. Ces intellectuels, qui ont largement pénétré l’administration américaine, notamment le Département d’État (la liste énumérée par Alain Frachon et Daniel Vernet est assez longue), qui autrefois étaient classés à gauche, ne se distinguent désormais plus de la droite dont ils mènent la charge contre les démocrates en général et l’actuel locataire de la Maison Blanche, Barack Obama, en particulier, jugé faible et complaisant à l’égard de l’Islam ou de la Chine.

Quelle singulière trajectoire, retracée dans ce livre, que celle des « néo-conservateurs », un mouvement atypique de la droite aujourd’hui, issu d’un courant trotskyste né dans les années 1930, qui a tant marqué la vie politique des États-Unis et les relations internationales dans les deux dernières décennies ! Malgré l’échec irakien et son lourd bilan humain parmi les civils, en dépit des mensonges sur les armes de destruction massive censés tromper l’opinion et plier la réalité à leurs  théories (2) simplistes voire binaires (le Bien contre le Mal), l’« illusion messianique » continue à irriguer les débats outre-Atlantique et promet de mener, à nouveau, la politique extérieure sur des chemins de traverse au nom d’une Amérique nationaliste et guerrière qui trouve parfois des relais fascinés jusqu’en Europe (3).


Mourad Haddak

(1) Pierre Hassner, « L’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n° 54, 2002.

(2) Le désastre de l’expérience irakienne aurait dû réduire à néant les stratégies estudiantines d’intellectuels qui ont refusé de grandir et de voir le monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans son irréductible complexité. La réalité n’est pas celle des jeux de rôle de chambre. Certains faits sont têtus : l’islamisme radical n’est le fait que d’une minorité active ; l’Islam est pluriel ; beaucoup de musulmans ne pratiquent pas ou très peu leur religion ; il y a des Arabes non croyants, chrétiens et juifs ; le « choc des civilisations » appartient aux fantasmes. Les hésitations aujourd’hui du président de l’Hudson Institute, Herbert London, sur les événements égyptiens (et tunisiens) qui ridiculisent les « lois » édictées sur la fatalité du monde arabe ou musulman préférant la tyrannie au lieu de la démocratie, si on ne les invite pas par la force, ne devraient pas prêter à sourire. Tout en stigmatisant les atermoiements de Barack Obama pour mieux cacher leur surprise et ne pas reconnaître leurs prévisions erronées, les héritiers d’Irving Kristol invoquent le spectre de l’islamisme alors que, globalement, dans les rues de Tunis ou du Caire, le Coran n’a pas été mobilisé. Par ailleurs, les États-Unis, Israël ou l’Europe n’ont pas focalisé l’énergie de foules énervées en dépit du flottement, c’est un euphémisme, des diplomaties occidentales. La diffusion de l’idée démocratique et des droits de l’homme, de l’intérieur des sociétés arabes et perse qui s’appuient sur les nouvelles technologies de l’information, ne colle décidément pas aux thèses — d’autres diront les préjugés ou imbécillités selon les points de vue — répétées des milliers de fois depuis les bureaux de l’Hudson Institute à Washington D.C. jusqu’à la chaîne de télévision Fox News.

(3) Dans Retour sur le XXe siècle (éditions Héloïse d’Ormesson, 2010, p. 550), l’historien britannique Tony Judt écrivait justement que « ces intellectuels belliqueux [n’étaient] pas isolés. En Europe, Adam Michnik, le héros de la résistance intellectuelle polonaise au communisme, devint un admirateur déclaré d’Oriana Falacci et de son islamophobie embarrassante ; Václav Havel intégra le Comité américain sur le danger présent (une organisation recyclée de la Guerre froide, basée à Washington, créée à l’origine pour traquer les communistes, mais aujourd’hui engagée dans la lutte contre « la menace posée par les mouvements terroristes islamistes et fascistes mondiaux ») ; André Glucksmann, à Paris, consacra dans Le Figaro des articles fiévreux à vilipender le « djihad universel », la « soif de puissance » de l’Iran et la stratégie de l’islam radical de « subversion verte ». Tous les trois ont soutenu avec enthousiasme l’invasion de l’Irak. » Pour plus de détails sur les intellectuels français séduits par le néo-conservatisme, on pourra lire Faut-il encore écouter les intellectuels ? (Bayard, 2003), réponse de la philosophe Sandra Laugier adressée à l’historien Daniel Lindenberg qui fustigeait dans un ouvrage polémique les « nouveaux réactionnaires » dans Rappel à l’ordre (Le Seuil, 2002).


Alain Frachon, Daniel Vernet, L'Amérique des néo-conservateurs, Perrin, «Tempus », novembre 2010
288 pages, 8,50 € 

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