« Quand même » ou La Satiété du spectacle

J’étais hier vers midi dans une salle d’attente d’un grand hôpital parisien lorsque le nom de Charlie Hebdo a commencé à apparaître sur les bandeaux défilants de LCI (car il y a, pour faire patienter les patients, un gigantesque écran plasma sur les murs de cette salle d’attente). Au début, c’était un peu vague. Et puis les choses se sont précisées, au point que quelqu’un, reprenant à haute voix le texte d’un nouveau déroulant, a dit : « Il y a quand même un mort. » Oui, quand même. Un mort, ce n’était plus un simple incident. C’était un attentat. Quelques minutes plus tard, c’était six. Puis dix. Puis douze morts.

Douze.

Qu’on ait, dans un premier temps, concentré l’information, faute de mieux, sur les plus connus de ces douze, cela peut se comprendre. La base de la rhétorique, au sens noble du terme, et donc du journalisme, est de persuader d’emblée le public qu’on lui parle de choses qui le touchent directement. Personnellement, la lecture de Charlie Hebdo n’a jamais suscité en moi un fol enthousiasme (je trouve ce journal plutôt mal écrit), mais Charlie Hebdo ne me laissait pas non plus totalement indifférent dès lors que je savais que Cabu était l’un de ses piliers. Car je garde toujours, depuis des décennies, sur une étagère de ma bibliothèque, un exemplaire de son admirable Potachologie illustrée qui avait fait les délices de ma jeunesse (je me souviens, entre autres, du dessin représentant une chambre d’étudiant sur le sol de laquelle traînent deux ouvrages, l’un intitulé la Guitare en trois mois, l’autre le Bac en trois jours).

Cabu, donc. Et Wolinski, bien sûr. Et Charb, et Honoré, et Tignous aussi. Et un mot pour l’économiste Bernard Maris, puisqu’il intervenait régulièrement sur France Inter.

Très bien. Mais cela fait six.

Et les six autres ?

On veut bien admettre qu’hier, la presse, prise au dépourvue, n’ait rien su dire de ces six autres. Mais ce matin, ce n’est guère mieux. Quelques vagues indications sur les deux policiers tués. Mais sur les quatre qui restent, silence radio. Et silence papier aussi.

Négligence ? Incompétence ? Nous n’allons pas ici engager un débat sur les insuffisances matérielles, morales ou professionnelles de la presse française, mais la presse anglo-saxonne vous aurait déjà, à pareille heure, sorti des biographies très complètes de ces inconnus, et il y a, dans cette lacune, trahison de l’esprit même de Charlie Hebdo, et d’une certaine manière, complicité objective avec les auteurs de l’attentat, si friands de gloire et de buzz médiatiques. Si Charlie Hebdo était l’irrévérence — et c’était effectivement l’irrévérence —, il conviendrait, pour lui rendre hommage, d’appliquer à toutes les victimes le même traitement. Je suis sûr que les âmes de Cabu et de Wolinski se retournent dans ce qui n’est pas encore leur tombe en voyant à quel point on ignore des gens dont je suis sûr qu’ils devaient les considérer et les traiter comme des camarades.

Si la rhétorique et le journalisme consistent, dans un premier temps, à « accrocher » le lecteur ou l’auditeur avec ce qu’il sait, leur tâche est, dans un second temps, de l’intéresser à ce qu’il ne savait pas. Jacques Chancel ne radioscopait pas seulement des Sartre ou des Yourcenar. A côté de telles stars, il ne dédaignait pas d’interviewer aussi des anonymes.

Inutile de répéter ici que l’attentat contre Charlie est un coup visant la République et la démocratie. Mais les mêmes qui prétendent défendre cette démocratie feraient bien de l’illustrer, voire de l’incarner un peu plus.

Nous savons bien que la France est une démocratie où l’on s’applique trop souvent à maintenir ou à rétablir des privilèges, mais il ne nous plaît guère de retrouver un tel esprit dans des institutions censées brandir le drapeau de la liberté d’expression.

Sans doute rêvons-nous trop fort… Ces mêmes médias qui nous ont expliqué et démontré par le menu, experts à l’appui, que l’attentat était l’œuvre de « professionnels » aguerris, nous ont appris ensuite que l’un d’eux avait oublié sa carte d’identité dans un des véhicules qui avaient servi à sa fuite.


FAL, avec la collaboration de Claire SOREL

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4 commentaires

La liste a été publiée, pas mal de magazines parlent d'eux et donnent leur bio

Effectivement, mais il a fallu vingt-quatre heures pour que la presse commence à s'intéresser vraiment à toutes les victimes. Wendy Bouchard, par exemple,  a lu la liste complète aujourd'hui à 12h35.

Je comprends FAL, mais est-ce le moment pour polémiquer  sur cela ? Toujours les victimes connues sont mises en avant dans ces situations, c'est ainsi, je déplore aussi mais l'immédiateté n'est pas non plus  une mesure étalon de la profonde empathie et de la compassion ; ...il a fallu 24 heures dites-vous pour qu'on identifie et présente les autres victimes, oui et j'oserai dire, dans l'esprit Charlie, qu'ils n'étaient plus à 24 heures près, et d'ailleurs  cette identification que l'on attend, cette insatiable curiosité...font partie du spectacle que vous déplorez . Comme quoi...hein..

 12 personnes sont abattues comme des chiens, qu'importe leur nom et leur statut après tout...Enfin si les journalistes ont été mis en avant c'est parce que c'était eux que l'on visait symboliquement, c'était l'organe de presse à décapiter et c'est horrible oui, mais les autres victimes sont ce que l'on appelle des dommages collatéraux, et comme le disait je ne sais lequel des humoristes, un flic qui protège un journaliste visé est un mort en puissance.  N'avez jamais noté par exemple que lorsqu'un otage français est aux mains de salauds avec son traducteurs, on ne parle jamais du traducteur aux infos ? Le correcteur ne devait pas être là ce jour là, un autre était invité à la conférence de rédaction un hasard donc, etc...A vrai dire , si un des mes proches avait été une victime collatérale , je n'aurais pas aimé qu'il soit affiché partout dans les médias, livré au voyeurisme, l'anonymat préserve et protège. Patrick Pelloux disait ce soir qu'il aimerait bien qu'on les laisse tranquilles dans leur douleur, loin des caméras mais que pour ne pas laisser gagner ces fous barbares , eux qui bossent pour que les hommes et les femmes restent libre de dire, de rire  et d'agir,  devaient s'obliger à rester présents et visibles et poursuivre leur combat pour la liberté.

Je crois moi aussi comprendre ce que vous voulez dire, mais je veux répéter ici que cette hiérarchisation des victimes me semble être une insulte faite à l'esprit même de Charlie Hebdo.