Incertain Orient ou une histoire connectée du Moyen-Orient



Agrégé d'histoire, doctorant au Centre de recherches historiques de l'École des hautes études en sciences sociales à Paris, Florian Louis a précédemment publié Les grands théoriciens de la géopolitique (PUF, 2014).


Impassible Orient ?

Le titre du livre est celui de la question d'histoire contemporaine qui figure au Capes et à l'agrégation. Cependant, loin de satisfaire seulement aux exigences d'un public d'étudiants et de spécialistes avertis, l'auteur signe ici un ouvrage d'histoire remarquable, à la fois clair, bien écrit et bienvenu sur une région vue souvent par l’opinion et les médias en Europe comme déroutante, compliquée à l’analyse et en proie à d’immuables conflits (voir ci-dessous le cliché amusant et récurrent de l'Orient éternel en guerre in Albert Uderzo, L'Odyssée d'Astérix, 1981). L'actualité récente dominée par les actes terroristes de l'organisation État islamique ou le problème des réfugiés syriens fuyant la guerre et la misère ne peuvent que renforcer les lieux communs sur cet espace carrefour de plusieurs civilisations.


 

Qu’est-ce que "l’Orient" ? Point cardinal où le soleil se lève à l’est (oriens en latin), le terme renvoie à cet alter ego qui, par le passé, a permis à "l’Occident" de se définir dans un rapport distancé avec le reste du monde et dont la construction symbolique avait été critiquée par le palestinien Edward Saïd, l’un des pères des études post-coloniales, dans son ouvrage majeur paru en 1978, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Le Seuil, 1980).


Comme l’écrit Florian Louis, « l’Orient, qu’il soit proche ou lointain, relève précisément et par essence de la réverbération d’un ailleurs dans un ici, dans la mesure où il n’est oriental que vu d’un Occident qui le réifie en une périphérie, le pose et le pense comme son antagoniste ».

 

Dans ce vaste ensemble qui s’étend jusqu’aux rivages « extrêmes » de l’Océan Pacifique, le Proche-Orient, ce « lointain proche » de l’Europe est malaisé à délimiter tant il se confond avec l’expression sœur de Moyen-Orient. Les termes de Proche-Orient (Near East en anglais) et de Moyen-Orient (Middle East) ont été forgés par les puissances européennes au début du XXe siècle. Sans dérouler leur genèse ici, précisons que pour la majorité des géographes aujourd’hui, le premier espace (synonyme de l’ancien mot français Levant) correspond aux pays situés sur les rives orientales de la Méditerranée (Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye) tandis que le second englobe le précédent tout en lui adjoignant l’Irak, la péninsule arabique, l’Iran et l’Afghanistan.

 

Pour échapper à la tentation culturaliste que n’avait d’ailleurs pas évité en son temps Edward Saïd, il serait plus juste de parler de « région intermédiaire » (Dimitri Kitsikis), voire de « continent intermédiaire » (Fernand Braudel) pour signifier sa matière hybride née de la jonction entre des aires de civilisation distinctes. On notera cependant la difficulté qu’aurait une telle précaution d'usage à s’imposer dans l’opinion tant les expressions de Proche et de Moyen-Orient, largement répandues, sont ancrées profondément dans nos représentations et mêmes les programmes scolaires (dans les trois séries générales en terminale, S, ES et L, elles constituent ainsi le sous-titre d’un chapitre entier consacré aux conflits au XXe siècle).

 

Ce qui nous a paru intéressant dans l’ouvrage de Florian Louis est son effort pour reconnaître au Moyen-Orient sa capacité à agir sur le cours des événements. Trop souvent, cette région du monde n’est perçue, par une grande partie de ses habitants d’abord, qu’à travers l’influence qu’y exerceraient les puissances occidentales depuis le XIXe siècle, au moment où l’Empire ottoman accélère sa désagrégation tandis que de nos jours, après le Printemps arabe, l’antienne des manipulations américaines fait le lit des théories du complot les plus farfelues. Pour l’historien, il y aurait « un paradoxe fondamental propre à une certaine vision tiers-mondiste de l’Orient, qui au prétexte de le défendre, l’enferme dans une posture de victime d’un Occident nécessairement maléfique ». Si les influences de l’Europe puis des États-Unis ne doivent pas être gommées ni sous-estimées dans le contexte d'une course aux matières premières et au contrôle des voies de commerce, il faudrait pour se prémunir d’une approche déterministe et donc simpliste de l’histoire convoquer plutôt les interactions ou les interdépendances entre l’Orient et l’Occident, nombreuses et antérieures à la « première mondialisation » au XIXe siècle. Florian Louis s’inscrit dans le courant dit de « l’histoire connectée » (connected history) incarnée récemment dans les pays anglo-saxons par Sanjay Subrahmanyam ou en France par Romain Bertrand. Faire le récit des convergences et des divergences entre des mondes au demeurant pluriels (il serait illusoire de considérer en effet « l’Orient » ou « l’Occident » comme des ensembles homogènes) serait nous prémunir contre les visions manichéennes qui déforment l’histoire et qui ne rendent pas compte de toutes les logiques à l’œuvre dans le temps et l’espace qu’on ne saurait réduire aux seuls jeux de confrontation. Ainsi, des puissances locales ou régionales ont traité avec les Européens pour s’affranchir de la tutelle de Constantinople comme les Khédives égyptiens qui s’appuieront sur les Français et les Britanniques pour construire le premier réseau ferroviaire du Moyen-Orient entre Le Caire et Suez en 1856. C’est cette même logique de négociation avec les Occidentaux et d’autonomie par rapport aux Ottomans qu’on retrouve dans l’aventure du Canal de Suez inauguré en 1869.



L'Orient des possibles ?


À l'inverse de l'historien britannique Albert Hourani, d'origine libanaise qui débutait "l'âge libéral" du Moyen-Orient contemporain en 1798 avec l'Expédition d'Égypte au risque de l'emprisonner dans un état de sujétion à l'Occident, Florian Louis soutient l'intérêt, pour la commencer, de la décennie 1870 afin de révéler les influences multiples qui façonnent alors cette région intermédiaire. "Ballottés entre empires ottoman, perse, français, britannique, allemand et russe, les yeux tournés vers le Japon en pleine ébullition de l'ère Meiji, les populations du Moyen-Orient sont alors tiraillées entre leurs dénominateurs communs et les tendances séparatistes qui s'affirment ici ou là sur des critères nationaux, confessionnels ou ethniques". Ce faisant, la démarche entreprise permettrait de "défataliser l'histoire" (Emmanuel Fureix) et de "faire droit aux futurs non advenus" (Patrick Boucheron).


Si l'ouvrage cesse son analyse aux années 1970 qui clôturent le "mirage panarabe", conformément au libellé du sujet des concours d'enseignement en histoire et géographie, ce n'est pas non plus sans pertinence. En effet, après la révolution islamique en Iran et l'intervention soviétique en Afghanistan en 1979, le tropisme méditerranéen qui avait commandé cette région depuis le dernier quart du XIXe siècle est progressivement supplanté par celui de l'Asie qui relègue au second plan la Turquie, l'Égypte ou la Syrie. La croissance des pétromonarchies, l'influence de l'Iran chiite et de l'Arabie saoudite, fer de lance du réveil sunnite, le rôle croissant des États-Unis, l'émergence de la Chine et de l'Inde ont favorisé la constitution d'un nouvel Orient plus "décalé" ou "réorienté" selon les mots de l'historien. C'est comme si le recul de l'Europe sur la scène internationale affirme-t-il avait entraîné celui du Proche-Orient depuis les années 1970.


On ne saurait donc que conseiller la lecture d'un livre passionnant parce que très bien documenté et construit, servi par d'utiles références bibliographiques à la fin de chaque chapitre.

Mourad Haddak

Florian Louis, Incertain Orient. Le Moyen-Orient de 1876 à 1980, PUF, mai 2016, 424 pages.
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