Redécouvrir Koumiko Muraoka

Alors qu'il est au Japon pour documenter les jeux d'été 1964 à Tokyo, Chris Marker rencontre Koumiko Muraoka.
Fasciné par la jeune femme, il décide de lui consacrer un film qu'il ouvre ainsi :
Koumiko Muroaka, secrétaire, plus de vingt ans, moins de trente, née en Mandchourie, aimant Giraudoux, détestant le mensonge, élève de l'Institut franco-japonais, aimant Truffaut, détestant les machines électriques et les Français trop galants, rencontrée par hasard à Tokyo, pendant les Jeux olympiques.

Elle va se révéler comme auteure capable toujours de consigner par une écriture rare d'écorchée vive l’urgence de  ce qui part à vau-l’eau.​ Dans L'orme plus grand que la maison (dont le premier poème en prose donne son titre au recueil) l'auteure ramène à ses souvenirs d'enfant heureuse et rebelle  en Mandchourie pendant la guerre.

Pour autant rien d'idyllique. Koumiko Moraoka montre avec précision ses séances de torture chez le coiffeur, un cheval mort aux dents découvertes. Elles suggèrent la douleur qui se produisit lors de son agonie dont le dernier spasme fut une douce ondulation de velours, qui traverse le corps d'un cochon qu'on vient d'assommer.
Se découvrent bien des personnages : la vieille babouchka qui lui apprend le nom des fleurs, Vassili, un vieux portier chinois au nom russe,  ses camarades du dernier rang de la classe, ses amis garçons acceptés comme par dépit,  "la fille blanche" dont elle est jalouse, le ciel bleu et clair, "les dahlias qui fleurissent rouge", etc.

Arithmétique horaire se rapproche plus de nous. Par le temps et le lieu. le temps dans lequel se débattent, comme elle, ces personnages – qu'il s'agisse d'une vieille actrice qui joue son propre rôle et traverse son âge comme dans un miroir, La déracinée découvre un monde qui est le nôtre mais auquel la prose  de l'auteure donne une image étrange pour nous comme pour celle qui découvre par exemple un homme qui a un cœur froid et transparent comme du verre [...] qui dit des mots parfois plus tendres que les paroles d'amour.
La traversée de Paris devient magique.

L’enjeu est de cerner quelque chose de juste du rapport de la créatrice avec sa  propre expérience du monde. Mais celui-ci n’est pas une sorte d’en deçà ou d’au delà de la langue : il est toujours déjà fait de langue, constitué comme monde par le réseau du symbolique. Nous sommes  dans un cube de langue. Et il est clos. Mais  sans régression fusionnelle stupide ni les exaltations d’une sublimation aphone des pathos poétiques.

D’où une rude bataille pour se dégager de ce qui, du corps constitué de la langue viendrait faire écran au corps verbal de l’expérience intime pour le déréaliser, en récuser l’inouï et l’assigner au lieu commun. L’énergie de l'auteure se passe de toute asujetissement par un effort d’arrachement afin de  donner à tous ces récits une forme de poésie pure.


Jean-Paul Gavard-Perret

Koumiko Muraoka, L'orme plus grand que la maison, (traduit par Fouad El-Etr et Frédéric Magne), Arithmétique horaire, La Délirante, 1992 et 2012

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