Rodolphe Oppenheimer-Faure et Luc Corlouër – «Edgar Faure, Secrets d’État, Secrets de Famille»

S’il est vrai qu’il existe des destins des livres comme il existe des destins des hommes, celui dédié à Edgar Faure (1908-1988) et co-écrit par son petit-fils, Rodolphe Oppenheimer-Faure et par Luc Corlouër, chercheur et écrivain, mérite une attention particulière, étant né sous les favorables auspices de ce grand homme qui fut une des figures  les plus marquantes du siècle dernier et dont, par les temps de disette intellectuelle et politique qui courent, il est bon de faire revivre la mémoire.


Les passionnés de l’histoire de la IIIe et de la IVe République connaissent bien le ministre, le sénateur, le député, le Président du Conseil, l’équivalent du titre de Premier-ministre d’aujourd’hui. Le monde de la Justice connaît bien le brillant avocat, le procureur général adjoint au Tribunal militaire international de Nuremberg. Les gens de lettres le comptent parmi les immortels de l’Académie française. Quant à la mémoire collective, elle a fait de lui un habitué de cœur, comme s’il appartenait à la grande famille du peuple, son prénom Edgar étant suffisant pour reconnaître en lui un proche, un familier sachant se mettre à la hauteur de chacun, un ami que l’on a voulu enveloppé en un syntagme qui dit de lui l’essentiel et qui a valeur de titre de noblesse, « l’Enragé du Bien Public ».


À toute cette panoplie concernant l’homme qui fut Edgar Faure, il manquait sans doute le plus tendre et le plus secret des regards qui a fait naître un livre plein de fascination de la part d'un petit-fils qui brave ici tous les interdits: «Sans doute me reprochera-t-on ma partialité et mon manque d’objectivité ; j’accepte d’avance et sans ciller ces deux critiques».


Que répondre à tout cela, sinon que de se demander si notre temps si bien-pensant oserait abhorrer une tendresse si rare, tissée dans le secret des heures passées en compagnie d’un homme pour qui, abandonner ses obligations publiques et prendre l’habit de grand-père devenait l’acte le plus noble et enrichissant d’une vie ? 


Que Rodolphe Oppenheimer soit rassuré, personne ne peut contester ce droit à la mémoire ni détourner les motivations qui ont régi à l’écriture de son livre! «Peut-être seras-tu le seul à écrire un ouvrage vrai sur moi» – lui avait dit son grand-père. À cela, il avait ajouté cette consigne qui vaut pour tous les bons mémorialistes, «tu devras rester authentique».


Or, c’est justement sur ce point que le travail du critique devrait s’arrêter pour essayer de trouver à ce livre les lumières qu’il mérite, ce livre qui ignore tout calcul quantitatif et toute prétentieuse comptabilité, sa particularité se trouvant ailleurs, dans la recherche d’une altérité, d’une conscience naissante que les auteurs nous laissent découvrir au fil des pages. Il faut juste attendre que le jeune Rodolphe grandisse, qu’il devient l’adulte capable de distiller la présence de son grand-père en une philosophie de vie, telle qu’il nous la confie dans cette phrase : «Si la vie est faite pour progresser, j’avancerai avec son étoile au-dessus de ma tête, car l’on peut avoir mille visages, nous ne conservons jamais qu’une seule tête, comme d’ailleurs il n’existait qu’une seule girouette et des vents différents».


La voici donc apparaître cette fameuse formule, véritable passe-partout inventé par ce maître inégalable de l’aphorisme que fut Edgar Faure! Accusé de tourner en politique au gré des vents et ignorer les idéologies, comme une girouette, l’illustre serviteur de la République avait toujours sous la main cette phrase: «Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent».


Cela dit, il ne s’agit pas pour Rodolphe Oppenheimer de justifier ainsi l’action politique ou la valeur éthique de la personnalité de son grand-père. Son devoir d’authenticité reste toujours présent, sa démarche se nourrit de ce regard fasciné qui fait de lui «un bien curieux enfant», nourrissant une curiosité placée sous le charme de cette tendresse, la vraie génératrice de ce récit émerveillé. Cela ne l’empêche pas de dresser ce bilan qui se veut lucide de l’œuvre politique de son illustre aïeul: «La politique de mon grand-père n’aura pas été profondément réformatrice, même si de grands dossiers ont avancé. Elle a surtout constitué un exercice de charme, un exercice politique, servi par une situation budgétaire florissante, mais un destin réussi avec brio […]».


Ces phrases devraient servir d’exemple à tout modèle de bilan politique lucide et dépourvu de zeste idéologique, omniprésent à nos jours. Car, pour ceux qui n’auraient pas bien compris le sens caché de la formule faurienne, il est urgent de rappeler qu’il s’agit là de l’expression parfaite d’une liberté de penser et d’agir dont tout homme public devrait faire preuve et s'en enorgueillir.


Mais à tous ces axes que comporte la construction de ce livre, il convient de rajouter un autre, sans doute le plus important: c'est celui de la mémoire. Cette mémoire est définie d’abord par Rodolphe Oppenheimer comme une nécessité impérieuse de combler le vide qu’une génération avait laissé par «la frustration de ne pas avoir enfanté un Faure mâle en droite ligne», et qui retrouve en sa personne l’héritier légitime, comme dans une dynastie où Rodolphe se voit décerner à ses douze ans le nom bien mérité d’«Edgar III». Mais il y a un autre aspect lié à la mémoire qui est, nous semble-t-il, encore plus important, celui du devoir qu’incombe aux générations jeunes de garder cette mémoire de la manière la plus intacte et de l’élever au rang de modèle pour les temps futurs.


Et c’est, peut-être, dans cet exercice que ce livre excelle, si l’on devait tenir compte du désir que ses auteurs mettent en avant pour faire de ce devoir de mémoire l’expression même d’une admiration exemplaire. C’est, en somme, ce que Rodolphe Oppenheimer réussit à faire en instituant le Prix Edgar Faure pour le livre d’essai politique, en lui accordant autant d’énergie pour offrir tout le rayonnement que cet événement d’envergure mérite. Mieux, il réussit à obtenir de la part de l’administration l’autorisation d’orner le mur de l’immeuble de la rue de Grenelle d’une plaque en souvenir du grand homme Edgar Faure, son aïeul. Enfin, il fait le pas le plus important auquel consent chaque homme en devenant adulte, celui de vouloir transformer son affection enfantine en pure admiration envers son modèle, et de lui offrir ainsi le cadeau de son propre devenir. S'il y a une phrase qui éclaire comme un phare tout ce livre, celle-ci est, me semble-t-il , celle qui résume ce devenir plein de nostalgie et de souvenirs de Rodolphe Oppenheimer: «Et là, au 134 rue de Grenelle, juste au-dessus du grand portail, s'ouvraient toutes grandes les fenêtres du monde de mon enfance».


À partir de là, tout le contenu du livre, si riche en anecdotes, dévoilant la place exceptionnelle qu'occupait en son temps la figure imposante d'Edgar Faure s'ouvre avec générosité aux lecteurs. 


Cet aller-retour entre la réalité publique et la réalité intime constitue le point fort de ce livre et une réalisation voulue et si bien réussie par ses auteurs. Et c'est en cela aussi qu'il dit peut-être ici le plus grand secret sur son écriture, en tout cas sur ce qu’une lecture attentive découvre dans ce livre difficilement qualifiable, tellement il est unique en son genre : peut-on donner à l’écriture ce statut de passeport générationnel où chaque étape se construit comme un pas vers les secrets de l’autre et où chaque mot prononcé est une justification dont se nourrissent les existences, les vies, les destins ?


Car, si la littérature est «l’unique miroir en mesure de contenir notre reflet sans se briser », comme le dit si bien Yasmina Khadra, le livre de Rodolphe Oppenheimer et de Luc Corlouër ne fait que renouveler cette expérience et, en cela, confirmer sa valeur de témoignage et sa force d’exemple. 


Chacun sait que tout livre est habité par une double présence : celle des personnages et celle de l’ombre de l’auteur-narrateur. Sauf que les livres de mémoires s’enrichissent d’une présence inédite, celle du temps qui se laisse transformer par le génie des grands hommes.


En mettant bien en avant «un homme dont le destin s’était souvent écrit avant même la lecture de notre temps», le livre de Rodolphe Oppenheimer illustre bien ce postulat, en rendant l’honneur que notre temps doit à Edgar Faure, son grand-père, son modèle et le modèle dont souvent manque cruellement toute génération, y compris la nôtre.



Dan Burcea

 

Rodolphe Oppenheimer-Faure et Luc Corlouër, Edgar Faure, Secrets d’État, Secrets de Famille, Éditions Ramsay, 2014, 223 p., 19 euros.

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