Les vies sans histoires de Carver

Ce qui est bien avec la fuite du temps, c’est qu’au fil des années on peut suivre avec intérêt l’évolution de ses propres goûts. Ainsi, pendant longtemps, tel que vous me voyez, je n’ai pas beaucoup aimé Raymond Carver. Cette platitude affichée, cette passion ostentatoire du quotidien m’agaçaient sans doute, je ne sais pas. Ou alors c’était cette vie si caricaturalement digne d’un "écrivain américain" : standardiste, veilleur de nuit, alcoolique, "homme aux cent métiers", n'en jetez plus. Mais l'âge vient, Points republie cet automne Les Trois Roses jaunes d'abord paru chez Payot puis à L'Olivier… le moment est peut-être venu pour moi de lire Carver d'un œil plus attentif.

 

"Tout ça doit bien avoir un sens", dit un de ses personnages, formulant sans  doute mes perplexités de jadis ; "mais j'ai beau me creuser la tête, je ne le trouve pas". Et, à s'en tenir aux "intrigues" de ces sept nouvelles, on pourrait le comprendre : une mère ne cesse de déménager; un coup de téléphone nocturne suscite une discussion sur les rêves et la mort ; amoureux d'une troisième femme, un homme néglige la deuxième, repense à la première, et ratisse frénétiquement les feuilles mortes des jardins environnants ; une épouse quitte son mari le soir où des chevaux échappés viennent brouter la pelouse…

 

À défaut de "sens" on repère cependant vite des logiques, qui constituent dans ces récits aux contours incertains autant de principes de construction. La première est bien sûr celle de l'insatisfaction. Rien n'est jamais tout à fait comme il faudrait, ni même comme il aurait fallu, d'où le retour vers le passé, regretté à raison de son imperfection même — voir le thème obsédant de la première femme. Les narrateurs-héros s'abîment dans des ruminations moroses qui, par association d'idées et élargissement progressif, second principe, en viennent à envelopper la vie entière dans un même sentiment d'échec. Mais à cette logique de la contiguïté semble s'opposer celle du contraste ou tout au moins du décalage. Alors que sa mère, au téléphone,  vient de lui annoncer "qu'elle se tuerait si le temps ne s'améliorait pas", le narrateur observe par la fenêtre "les mouvements d'un ouvrier (…) juché au sommet d'un poteau". "Et s'il tombait ? ai-je pensé. Je ne voyais vraiment pas ce que j'aurais pu dire. Pourtant, il fallait bien dire quelque chose". Ou encore : le matin de la mort de Tchekhov, un garçon d'hôtel apporte à sa veuve trois roses jaunes ; "comme la femme gardait les yeux baissés, le chasseur abaissa lui aussi son regard, et aperçut un bouchon par terre, juste à côté de la pointe de son soulier".

 

Cette irruption récurrente de l'incongru donne aux récits de Raymond Carver leur humour, qui va de pair avec le sentiment d'une absurdité générale. Non parce que le détail inattendu n'aurait aucun rapport avec la situation, les exemples cités plus haut le suggèrent ; mais parce que l'absurdité de son surgissement révèle quelque chose du non-sens de la vie. D'où des dialogues dans le style de celui-ci:

"Vous êtes rudement bien fringuée, a-t-il dit.

— Je quitte mon mari, a dit ma femme.

Le policier a hoché la tête comme s'il comprenait".

 

La question du sens, dont nous étions partis, les personnages de Carver se la posent tôt ou tard au cours des récits qui les mettent en scène. "Quelque chose est en train de nous arriver, mais quoi ?" se demande l'un d'eux. Et plus loin : "Il me semble que j'ai pénétré dans un lieu nouveau. Un lieu où je n'aurais jamais pensé que je serais forcé d'entrer un jour. Comment suis-je arrivé là ? Je n'en sais rien". Car il se produit bien un événement dans chacun de ces récits qui ne sont plus tout à fait des "histoires". Ils racontent, au fond, toujours la même chose : comment, à la suite de quel ébranlement à peine visible ou de quel frôlement mystérieux les personnages en viennent à se poser justement la question du sens, et à constater leur incapacité à y répondre. Dès lors que cette question leur sera apparue, ils n'auront, comme le narrateur de Menudo, "plus de destin. Juste un enchaînement de petits faits qui n'ont d'autre sens que celui qu'on veut bien leur donner. Une vie machinale, sans objet. La vie de tout le monde". Et le héros d'un autre texte, Le Bout des doigts, précise : "Je vais devoir continuer à vivre sans histoire, ou (…) l'histoire va devoir se passer de moi désormais. (…) C'est à l'histoire que je dis adieu. Adieu, ma bien-aimée".

 

Par-delà l'impression, qui les prend quelquefois, de ressembler aux "héros de ces feuilletons de l'après-midi" dont on capte "quelques bribes en passant d'une chaîne à l'autre", les personnages de Carver se découvrent privés de tout ce qui tendrait à organiser et à justifier leur existence, fût-elle de papier. En quoi, sans doute, ils nous ressemblent. Ces récits, c'est du fait même d'être "sans histoires" qu'ils racontent, comme on le dit souvent à propos de Carver, "la vie de tout le monde".

 

Pierre Ahnne

 

Raymond Carver, Les Trois Roses jaunes, traduit de l'anglais par François Lasquin, Points, septembre 2013, 160 pages, 5,70 euros

 

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