Raymond Roussel, le génie illisible

Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Raymond Roussel (1877-1933) relatait une « curieuse crise » qu’il traversa au moment de la rédaction de sa première œuvre, La Doublure. Il avait alors dix-neuf ans : « Pendant quelques mois j’éprouvai une sensation de gloire universelle d’une intensité extraordinaire. Le Docteur Pierre Janet, qui m’a soigné pendant de longues années, a fait une description de cette crise dan le premier volume de son ouvrage De l’Angoisse à l’Extase (page 132 et suivantes) ; il m’y désigne sous le nom de Martial, choisi à cause du Martial Canterel de Locus Solus. »


Si ce dernier titre est, avec Impressions d’Afrique, celui qui assura sans doute sa renommée posthume, l’œuvre de Raymond Roussel reste à découvrir dans sa démesure et son étrangeté. Mais par où entrer dans ce labyrinthe ? Peut-être par le long poème narratif qui contient les germes de l’imaginaire roussellien. Inutile de rappeler que La Doublure ne rencontra aucun succès lors de sa parution en 1897, alors que l’écrivain l’avait publié à compte d’auteur chez Lemerre. L’échec sera cuisant pour le jeune homme, qui raconte encore : « J’eus l’impression d’être précipité jusqu’à terre du haut d’un prodigieux sommet de gloire. La secousse alla jusqu’à provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisit par une rougeur de tout le corps et ma mère me fit examiner par notre médecin, croyant que j’avais la rougeole. De ce choc résulta surtout une effroyable maladie nerveuse dont je souffris pendant bien longtemps. » Heureuse époque où, ne disposant d’autre réseau social que celui du happy few, les créateurs somatisaient les revers de la gloire et méditaient longuement les leçons à en retirer… Roussel n’en démordra pas, mais il attendra quelques années encore avant de publier à nouveau, mûrissant un projet d’écriture sans équivalent jusque-là dans la littérature française.


Il faut admettre que La Doublure n’est pas un texte d’accès aisé. Dans ce roman en alexandrins, l’histoire ne progresse guère. Une fois campés, les personnages du comédien raté Gaspard Lenoir et de son amie Roberte s’évadent de leur bohème morose en plongeant dans le carnaval de Nice. Le défilé occupe une bonne moitié du « récit » ; et ce ne sont que cavalcades, tentatives de séductions par quelque masque insistant, jets de confettis, descriptions de chars et de géants, mouvements de foules et rires gras. Le dénouement, sous le signe de la déchéance en ce qui concerne Lenoir, est bien plus rapidement expédié. La lecture n’est pas facilitée, dans la mesure où les vers de Roussel, s’ils s’enjambent et font fi des césures à l’hémistiche, n’ont guère la fluidité poétique des torrents de Hugo. Ici, on sent la forgerie, la torsion pour tomber juste, et les répétitions de termes, à une ou deux lignes d’intervalle à peine, alourdissent le rythme, quand elles n’agacent l’œil.


Mais, en fin de compte, on ne peut aborder ce genre d’aberration littéraire qu’en étant averti de l’univers parfaitement forclos qui y est mis en scène. On y entreverra alors avec plus de sérénité l’ébauche de la manie énumérative qui caractérisera la création de Roussel, avec cette espèce d’essoufflement maniériste prétendant épuiser la description d’un extravagant « chosier », purement fictionnel. Pour y repérer aussi les éléments imaginaires qui raviront et nourriront la génération des surréalistes, plus tard celle des oulipiens.


Avec une telle réédition, l’énigme Roussel se pose à nouveau, inépuisable et confondante en sa géniale illisibilité.


Frédéric Saenen


Raymond Roussel, La Doublure, Gallimard, « L’imaginaire » n° 637, janvier 2013, 190 pages, 8,90 €.

2 commentaires

"géniale illisibilité" ? ah bon?  si c'est illisible, comment cela peut-il être génial? Tout texte abscons serait-il ipso-facto génial?
C'est intéressant comme concept.  J'ai justement dans un placard oublié  quelques listings informatiques des années 80, qui  seraient  à ce titre susceptibles de constituer une oeuvre littéraire géniale  en trente sept volumes (je fournis gracieusement l'aspirine) .
N'allez vous pas un peu loin, cher ami?

Nul besoin de fournir les listings informatiques, il suffit d'ouvrir Finnegans Wake de Joyce pour tenir le sommet de l'illisibilité... Une "illisibilité géniale" dit-on là aussi à son propos. 

Mais souvenons-nous de La Bruyère, pour qui "Le commun des hommes admire ce qu'il ne comprend pas"...