Looking for Jesus

Annoncer dans le titre même du livre, en référence à Hérodote et à son ‘historia’, Enquête, une intention historique pour une étude sur Jésus relèverait presque de l’utopie ou d’un positivisme naïf. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit dans cet ouvrage, best-seller en Italie, présenté sous la forme d’un dialogue entre un célèbre journaliste et un professeur de l’Université de Bologne, tous deux Italiens.

Le lecteur devra dans un premier temps s’attacher à réviser ses « classiques » si l’on peut dire, et il sera impossible d’apprécier les méandres du livre sans avoir à l’esprit les passages célèbres des Écritures. On appréciera grandement le souci de fournir les extraits bibliques dans la nouvelle traduction récente, qui fut sujette à controverse en raison de son honnêteté philologique, tant l’objectivité scientifique apparaît suspecte quand s’imposent la doctrine et l’arbitraire du dogme. Mais cette première étape n’est que le début des difficultés – oserons-nous la boutade d’un « chemin de croix » pour le lecteur ? – tant le texte accumule les répétitions, les digressions, les synthèses sauvages, et la pratique d’un dialogue vaguement socratique, sans parler d’une traduction hélas souvent maladroite et qui n’échappe pas au calque voire au solécisme. On sent la passion qui anime les auteurs, et malheureusement cette passion les amène à simplement retranscrire les heures de débat qui ont dû animer leur travail. Ce n’est pas une mince affaire que de s’inviter dans une telle discussion, emplie des incessantes références culturelles, linguistiques, anthropologiques, religieuses, bien entendu, historiques, littéraires, qui auront vite abusé de la patience du lecteur pressé de découvrir des ‘scoops’ sur l’homme le plus célèbre du monde.

Mais alors, comment expliquer le succès de ce livre ? Par un miracle qui permet de digérer, quel que soit l’angle d’attaque du lecteur, cette longue dissertation désordonnée sur la personne de Yeoshua Ben Josef, plus connu sous le nom de Jésus-Christ : une remarquable vision soucieuse de ménager l’espace de la foi sans imposer une réflexion dogmatique ou prosélyte, et qui fait la part belle à ce que le révisionnisme historique a de meilleur, à la fois iconoclaste – là encore, sans jeu de mots !- et éclairant. Les auteurs dépoussièrent ce qui pourrait faire de Jésus un mythe bancal, en effectuant une mise au point d’une rare honnêteté intellectuelle et philosophique : c’est dit dès l’introduction, les admirateurs de Dan Brown n’ont qu’à passer leur chemin. Ici, point de mystère, point de Graal, point de lignée de Jésus, point d’occultes sociétés secrètes, point de vérités absolues, point de conspirations : simplement l’analyse des faits, percutante, et souvent plus que surprenante, issue des travaux du professeur Pesce, à l’érudition formidable, qui fait entrevoir au lecteur toute la complexité de la fabrication du christianisme et de l’authenticité, pour autant qu’on puisse la saisir, du message de Jésus.

On découvre dans ces pages l’éclectisme des Évangiles, qu’ils fussent canoniques ou apocryphes, leur hésitation constante : souci d’historicité, de rattachement à la judéité de Jésus, affirmée et explicitée de façon indubitable, de référence à l’héritage grec antique. Les visions contraires se multiplient, que l’on soit dans l’interprétation de la vie sociale et civile de Jésus ou bien dans l’épuration d’une proto-religion qui mystifie et transmute l’œuvre de Jésus. Le lecteur est pris dans un tourbillon de références, de mélange des influences, il est rappelé en ces temps où Rome, la Judée, le souvenir de l’Antiquité, hantent un monde en quête de sens et de révélations. Ce lecteur est aussi transporté dans la tourmente de la création du dogme, de l’établissement de règles intolérantes et intolérables, qu’il s’agisse des conciles édictant des vérités à la limite de l’absurde, et auxquelles tous les évangélistes ne croyaient pas forcément, ou d’une pensée abominable comme celle du peuple juif déicide et que l’auteur décèle jusque dans la honte posthume et tardive qu’une partie de l’Église manifesta à l’égard du martyre de ce peuple au XXe siècle.

Nous voilà ramenés à la raison dans un flou de réseaux religieux et mystiques qui gênent la netteté de la figure de Jésus. C’est dans le doute que naît un fragment de vérité sur la réalité historique de ce personnage. Les discussions sur la naissance virginale ou encore le passage de flambeau de l’intolérance romaine à l’intolérance chrétienne constituent les chapitres les plus passionnants et les plus révélateurs : que serait devenue l’Église si le mariage des influences avait perduré, si un canon arbitraire et policé n’avait été imposé ? L’auteur n’hésite pas à envisager toutes les hypothèses, même les plus surprenantes, comme l’homosexualité de Jésus (infirmée mais abordée avec une grande clairvoyance) ou encore l’absence de trahison chez Judas. Le message de Jésus ne serait peut-être pas plus clair, mais il eût été annoncé dans une perspective plus relativiste et tolérante, tant la raison peut épouser la foi lorsqu’elle est guidée par l’absence de haine et d’étroitesse d’esprit. C’est la belle leçon que donne ce livre.

Et comment ne pas terminer sur cette phrase citée par Mauro Pesce, admirable, fascinante et extraordinaire manifestation du haut esprit antique découvrant le monothéisme et les balbutiements de la religion chrétienne ; il s’agit d’une réflexion d’un certain Thémistios de Paphlagonie conseillant l’empereur Jovien : « Bien qu’il n’y ait qu’un seul vrai et grand juge, le chemin qui conduit à lui n’est pas unique. Je serais tenté de dire que Dieu lui-même ne souhaite peut-être pas qu’il y ait une harmonie totale entre les hommes ».

C’est le message qu’il faudrait adresser aux détracteurs toujours possibles d’un livre lumineux, non pas pour les convertir ou les dissuader, mais pour leur dire que l’ambiguïté d’un tel discours sur Jésus fait partie de l’essence même du message christique.

Romain Estorc

Corrado Augias, Mauro Pesce, Enquête sur Jésus, traduit de l'italien par Monique Baccelli, Editions du Rocher, octobre 2008, 307pages, 21 euros.

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