Les tribulations d'Iscariote

Surprenante au premier abord, cette investigation exhaustive et poussée de la figure de Judas Iscariote, le traître par excellence, le félon suprême, le Ganelon de Jésus est une source précieuse de révélations encore plus étonnantes.

Dans un style précieux alliant la force de la référence historiographique et bibliographique à une narration au langage châtié autant que précis, l’auteur nous convie au plus étrange des voyages dans le maelström de la perversion, du fantasme inavouable et de la cristallisation d’une haine multi séculaire qui trouve son apogée funeste dans l’antisémitisme industriel du XXe siècle.

C’est une autopsie en règle de celui qui n’est presque qu’un nom dans les Écritures canoniques à laquelle procède l’auteur : de l’onomastique à l’anatomie, tout est passé en revue, et le lecteur est bercé par la cantilène des écrivains proto-chrétiens et des textes du christianisme primitif. On saura tout sur le corps de Judas, ô paradoxe du déchaînement des passions, plus mutilé et plus ‘martyrisé’ que celui de Jésus… du moins dans l’imaginaire débordant de la littérature que nous pourrions qualifier de ‘judéenne’, s’il nous est permis de fabriquer ce néologisme. Tous les excès ont été commis pour parler de Judas, nouvel Œdipe, auquel il emprunte des traits (troublantes analyses de l’auteur, une fois de plus !).

L’itinéraire des fameux trente deniers, la généalogie précise de Judas, son aspect physique, ses habitudes conjugales, jusqu’à sa descendance maudite, tout semble connu des auteurs qui déversent le fiel de leur foi parfois aveuglée sur ce personnage. Judas, ou l’homme le mieux connu de l’histoire ! Un délire collectif, une hallucination fabriquée pour canaliser les énergies mortifères de ceux qui avaient besoin d’un bouc émissaire à la mesure de son double positif, Jésus. Le fils de Dieu et son frère maudit. L’auteur emploie à juste titre le terme de « pornographie chrétienne ». Et en effet, on sera pour le moins désarçonné par les figures tant littéraires que graphiques qui représentent Judas comme l’agent de la sexualité niée en Jésus. Depuis les textes apocryphes jusqu’aux théories gnostiques, il n’est pas de récit qui ne mentionnent quelque rapport physique douteux dans l’entourage de Judas !

Cette histoire de Judas est placée sous le signe de la psychanalyse, du rapport étroit qu’entretiennent la culpabilité, l’argent, le suicide, l’excrément et le sexe. Judas, ou le dépotoir de la chrétienté : comment ne pas être saisi par ce mouvement massif de cristallisation de la perversion, quand on apprend dans l’ouvrage que les biographies de Judas sont les œuvres les plus écrites et les plus diffusées au Moyen Âge ? Et comment ne pas être emporté dans ce délire référentiel incessant, qui consiste à placer la figure de Judas du moment que l’on parle des fèces et du meurtre ?

L’auteur explore tous les aspects de la création artistique : peinture, sculpture, musique (chapitre peut-être traité avec trop de parcimonie et qui se limite à l’ère baroque : il y aurait à dire sur la figure du traître à l’opéra !), cinéma, mais aussi dans le domaine de la philosophie. Tous les âges ont l’air d’avoir porté en eux le spectre du suicidé, du pendu, de l’éviscéré, de l’éternel maléficié. On rira peut-être de certains excès, comme cet ordre russe de Judas, ou encore ces biographies dignes d’un roman-feuilleton, mais il n’en demeure pas moins vrai que sur cette figure décrite en quelques mots, s’est construit un des plus vastes réseaux de diffamation, de délation et de haine que l’histoire occidentale ait connu.

En effet, c’est bien dans cette universalisation du propos, contenue dans le titre du livre, que ce dernier parvient à capter le plus large des auditoires, loin des sophismes patristiques ou des arguties de concile. Le peuple déicide, le crime collectif des Juifs, doctrine détestable d’une religion qui dure depuis deux mille ans, mais qui engendra un régime de mort qui voulait en durer mille. Et encore, les racines du mal plongent profondément dans les entrailles de l’enfer terrestre (Dante, nous rappelle-t-on n’a-t-il pas lui-même placé au plus profond de son Inferno le traître Judas ?), et diffusent leur venin : affaire Dreyfus, affaire des blouses blanches, théories raciales… La liste des crimes de Judas était-elle trop longue aux yeux de certains créateurs de dogmes pour qu’ils la répartissent également entre tous les membres d’un peuple ? Telle est la thèse défendue dans ce bel ouvrage, notamment dans ces pages édifiantes sur la pièce de théâtre décrivant la vie de Judas, déçu par le manque d’action du Christ, et qui se décide à le trahir, geste censé précipiter les choses et l’avènement d’un pouvoir nouveau. Judas Iskarioth est le titre de cette pièce écrite en 1918, et son auteur est un certain Docteur Goebbels…

Dans les méandres d’une histoire de la littérature et des arts qui s’attache à recenser les références à Judas, l’auteur, tout en faisant la démonstration de son érudition pointilleuse et foisonnante, amène le lecteur au bord d’un gouffre qu’on avait peine à imaginer ; ce gouffre, c’est le puits sans fond de la haine et du mensonge que l’homme peut créer parfois pour subvenir à la détresse de ses pulsions incontrôlables.

L’histoire de Judas, c’est l’histoire d’un délire collectif qui a traversé celle de la chrétienté : des Actes des Apôtres à Cioran, en passant par Origène, Nerval et Dostoïevski, catalogue hétéroclite de personnalités que tout sépare, on se promène dans les productions de l’esprit, tantôt enclins à pardonner à Judas, tantôt emportés dans la vague de la damnation infligée à un homme pour accomplir un des plus grands paradoxes du christianisme, l’éternelle gloire du Fils obtenue par le concours de l’éternel châtiment d’un frère ennemi.

Romain Estorc

Pierre-Emmanuel Dauzat, Judas, de l'Evangile à l'Holocauste, Perrin, Tempus, novembre 2008, 9 euros.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.