Le "Murtoriu" de Marc Biancarelli n'est pas si innocent !

Marc Biancarelli – enseignant de langue corse dans un lycée du sud –  est l'auteur de nombreux ouvrages dont 51 Pegasi (2004) et l'Extrême méridien (2008). Dans Murtoriu, second roman traduit en français par Jérôme Ferrari et ses acolytes, publié chez Actes Sud, il sort de nouveau son épée hors du fourreau et frappe à coups d'estoc verbal l'état d'avilissement éblouissant dans lequel l'homme contemporain se réfugie. Le ciel bleu de la Corse se teinte d'un bleu cinéraire qui sonne le glas d'un monde comme l'indique le titre dissonant « murtoriu » (polysémie explicite que l’on pourrait traduire du corse par le « glas » ou « avis de décès »), – sous-titré Ballade des innocents – qui annonce la tessiture de l'économie du livre. L'étranglement verbal dont fait preuve son auteur est une gageure en ces temps bien polis par une intelligentsia parisienne qui n'ose pas déchirer de leur calame la toile des mots. Pourquoi s'offusquer, la cécité n'est-elle pas confortable ? Pourtant chose faite et sans ambages avec Marc Biancarelli.

 

Force est de constater, en effet, que nous sommes loin de la « religion de l'art »  (Kunstreligion) ; ferveur sacrée qui possédait et habitait le gominé du XIXe siècle. L'un étant la fin de l'autre et le curseur des croyances se déplace aussi. La problématique qui inquiète les derniers éclairés de ce monde repose sur l'étendue du pouvoir de cette croyance devenue le totalitarisme d'une culture dévoyée aux effluves narcotiques et nauséabondes, secondée d'une inflation du discours dominant sur la consommation immédiate ! Un système idéologique qui se veut total jusqu'à ronger la sphère intime de la pensée qui caporalise ses citoyens ; habitants d'une cité en guerre, celle de la politique culturelle. Les dudits citoyens « si banalement humains » sont désignés par l'un des compagnons du narrateur à travers le piètre appellatif de « nombreux ».

 

« Certes la vilenie a triomphé une fois de plus, certes les nombreux célèbrent une fois encore leur propre médiocrité ! Mais c'est dans ce contexte assombri par un étalage de crasse consensuelle que des être éclairés – à savoir nous, les derniers être éclairés de ce monde en perdition – peuvent enfin s'élever pour atteindre aux vertus les plus éminentes de la pensée et de la philosophie ! »

 

C'est pourquoi l'auteur conduit habilement son récit en le doublant du voile du fantôme du grand-père du narrateur, combattant de la première guerre mondiale. Prémices de la fin d'un monde ! Un récit émouvant et clairvoyant guidé par l'ombre atavique d'un passé englouti où se mêlent les différents visages de la guerre entre baïonnettes et obus qui éventrent la terre en flammèches éparses et la tyrannie pernicieuse, voire silencieuse des idées. Si idées il y a toujours. Et non oligarchie d'un groupe bien-pensant et ventripotent d'orgueil ! Désormais, le livre en tant qu'industrie culturelle s'apparente à un vulgaire sac de patate dans cette guerre des chiffres. Les grandes enseignes dont « la  liste est longue comme un jour de pluie », comme E. Leclerc vendent à proprement parler des sacs de jute tout en se nimbant de façon hiératique d'un espace culturel. Cherchez l'erreur ? Comme l'indique Murtoriu, le marché du livre s'étend sans veiller à la publication de « livre[s] de qualité, de littérature précieuse et d'authentiques auteurs. » 

 

Dès les premières pages, le lecteur averti comprend que Murtoriu n'est pas un traité de pédologie sur le sol siliceux ou graniteux corse mais bien l'histoire d'un anachorète extravagant. La combinaison de ces deux termes alambiqués est loin d'être antinomique, bien au contraire, elle se rapprocherait même d'une stupide tautologie comme « Vive la vie » ou « l'avenir est mortel », seule certitude du futur imprévisible ! Le narrateur de Murtoriu est l'un de ces extravagants au sens étymologique du terme latin  – extra ; hors de / vagari ; errer, vaguer, qui sort des limites de la normalité –  situé en périphérie de la pensée unique flamboyante qui s'octroie une légitimité plénière. En cela, un ermite à l'abri de l'idéologie imposée. Le seul survivant avec ses quatre autres parèdres de la montagne – dont Mansuetu ; un personnage infirme et taiseux, emblématique du livre, comme le dernier ectoplasme de cet ordre ancien car il « n'a aucune notion de l'économie, de la consommation ou de la protestation » –  à ne pas être atteints de rhinocérite lobotomisante.

 

Tabula rasa, il importe donc d' « oublier [les écoles] où l'on [nous] a appris tant de choses inutiles, et aussi tant de choses utiles pour [nous] conforter dans la croyance que seul le centre pouvait [nous] apprendre autre chose, afin que [nous nous] embourbi[ons] dans [nos] connaissances sans jamais avoir la plus petite idée de l'étendue de [notre] soumission. »

 

À l'instar du mât suspendu entre ciel et terre, le narrateur, Marc-Antoine Cianfarani, reste dans sa maison perchée sur les hauteurs des Sarconi, «  un petit village blotti dans sa coquille », tout en observant les remous de son époque, où loisir et culture se mélangent impunément dans un camaïeu fangeux. Il abhorre ce flot accoutumé de touristes qui noircissent les littoraux et braves gens du même acabit qui foulent lourdement le sol en déflorant les venelles en fiers conquistadores. Terres incultes transformées en vitrine consumériste où règnent une complaisante exhibition et la religion sémiotique de la mode. Poète et « libraire raté », Marc-Antoine se retire et ferme sa librairie en pleine période estivale. La compétence de censure qu'il s'accorde est un acte de politique culturel revendiqué à bon escient. Il a effectivement découvert le versant tragique de l'existence qui est celui de donner un sens à sa vie... et pourquoi pas par le retrait de ce monde de fats abreuvés de boissons capitalistiques ? Il peut faire sienne la citation de Milan Kundera dans L'insoutenable légèreté de l'être : « Avez-vous une si haute opinion des gens qui vous entourent qu'il faille vous soucier de ce qu'ils pensent ! » À présent, nouvelle donne, « la question est de savoir, puisque j'écris, qui je suis et d'où j'écris ».

 

Il est un roman corse aux frontières ténues pour se vêtir d'un accent universel et intemporel. L'on se souvient de l'allocution d'André Malraux à l'Assemblé nationale en novembre 1967 : « Le monde moderne est le mélange de son futur et de son passé ; il est extrêmement peu son présent ». La traduction en français de ce roman met en exergue la contagion de cette tragédie aux allures mythiques pour un écrivain ou pour ce « libraire raté » de vivre dans un « ici et maintenant » au reflet rose pâle, comme ces « tragédies d'arrière-cuisine » invisibles lorsque notre grand-mère égorge un poulet ! Le théâtre social dont nous sommes les principaux acteurs n'épargne pas le sacrifice. Le livre est offert en libation aux liseurs qui savent encore lire. Le livre tue car il est écrit à la saignée de celui qui se poste en «  observatoire du monde ». Marc-Antoine accoudé sur le balcon de sa Méditerranée nous raconte son chemin de croix intérieur ; celui d'un exilé qui ne trouve plus sa place parmi les moutons de Panurge. Un élan salvateur qui l'aidera à comprendre le sens de son écriture et son identité parmi le nombre. Un combat sans précédent car la figure d'auteur n'existe pas, mis au ban il est accusé de folie car « ici on ne lit pas, on ne sait même pas à quoi peut bien servir un écrivain, on ne croit pas que la valeur des choses passe par les mots, la puissance n'est plus la langue ».

 

« Je n'eus dons pas la possibilité de me vautrer définitivement dans l'opulence et la corruption. Ne réussissant pas à transformer mes écrits en valeur marchande, j'en suis venu à m'interroger sur la signification de mes échecs. » […] « Je ne propose en effet ni paninis, ni cartes postales, ni bobs ou maillots de bain, je vends de la marchandise pour la cervelle or tous ces connards se contrefoutent de leur cervelle, ce qui les préoccupe c'est le hâle de leur cul. » 

 

Un rictus amer doublé d'empathie s’esquisse à la lecture et nous sommes heureux d'épargner nos canaux lacrymaux pour de meilleures occasions comme le mariage de Loana qui approche. Face aux frénétiques réminiscences d'un ancien camarade de classe, il lance promptement « remue tes souvenirs en m'oubliant » ! Le sens de la formule laconique est efficace et les panaches de plumes couleurs lilas et autre lyrisme larmoyant à la Lévy sont laissés au placard. Au travers du prisme du narrateur, nous pénétrons dans l'univers agreste et authentique qui laisse place à la battue séculaire de sangliers, la lampée de vin et d'eau-de-vie, de brocciu frais de chèvres, de fromage[s] à « pâte brune à la consistance de beurre, parsemée de vermisseaux baignant dans l'eau-de-vie pour contenir leur voracité, une pâte incandescente qui embrase la bouche et fait jaillir les larmes, une pure merveille » dans un décor aux escarpements rocheux, des bosquets à la végétation luxuriante entre genêts, lande de bruyère et cours d'eau pour irriguer une écriture sèche qui n'est pas passée au tamis convenu d'un académicien ! La langue se veut vigoureuse et sans complaisance. Une plume ignée qui a la charge d'un éclair et qui foudroie par la rudesse du ton et l'humour caustique : « Je ne suis pas devenu fasciste au point de remettre en cause ce merveilleux système qui est  le nôtre, avec ses détournements de fonds et ses manipulations d'opinion, même pas au nom de toutes les inégalités et de la misère qu'il génère. »

 

Pour finir, nous saluerons l'auteur d'avoir eu le mérite de ne pas enfermer ses personnages dans des essences « définitives » telle l'image d’Épinal du paysan rustre et mal dégrossi comme certains verrats qui nous servent de diplomates. Mansuetu, le dernier berger de la région, figure le sceau d'une humanité candide et son frère Trajan est un agriculteur féru d'art à ses heures perdues.

Murtoriu de Marc Biancarelli est une belle découverte dans cette rentrée littéraire. Au terme de la lecture de cette œuvre d'une facture forte et singulière, l'on regrette que l'ensemble de ses livres ne soient pas traduits en français...


Virginie Trézières

 

Marc Biancarelli, Murtoriu : Ballade des innocents, traduit du corse par Jérôme Ferrari, Marc-Olivier Ferrari et Jean-François Rosecchi, Actes Sud, septembre 2012, 270 p. - 22,00 €

3 commentaires

Merci pour ce billet, sa verve et son regard personnel. La littérature a vraiment besoin de telles expressions pour vivre. Je voudrais simplement ajouter à votre dernière remarque que presque tous les livres de Marcu Biancarelli sont traduits en rrançais, et je lirais avec un très grand plaisir le résultat de vos lectures. Voir le site des éditions Albiana, des éditions Materia Scritta, des éditions Colonna. À bientôt. 

Beau papier ! Cela me donne très envie de le lire...merci !


 

Merci pour vos précisions...je vais y jeter un oeil !